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NOËL RAVAUD
ABSENTÉISME ET AUTRES TROUBLES DE LA RESSEMBLANCE
2001

 

 


 

Police set (jeu, pas cher)
Déplacer avec la main la petite automobile. Des éléments et fragments d’immeubles ou de rues, angles plus fenêtres, idéal pour cette POLICE, posés côte à côte en image. C’est calme, une pause avec clarté. Une partie de police avec des parties de ville. Il y a toujours quelque chose à gagner, sinon quoi d’autre ? Mais il faut tenir l’auto-police dans sa main. On peut dire alors que c’est une auto-police aidée, car des parties de la ville à la partie d’auto-police, il n’y a pas de rapport sans la main.

 

World-cup (jeu, pas cher non plus)
Une anse, un cirque, un cul-de-sac, un but et un gardien de but bras levés mais penché vers la gauche et penché vers la droite, il lève les bras aussi. L’étranglement, le goulot, le col est l’emplacement d’un autre (gardien de but, pas évident) joueur monté sur ressorts. Le projectile part lorsqu’on lâche la pression : flèche vers la gauche, flèche vers la droite et flèche perpendiculaire, pas de flèche perpendiculaire opposée. Une belle image de l’expressivité, un peu communication militaire quand même.
Il y a un trou derrière le gardien fixé à son embase de kangourou, un trop plein pour les projectiles captés puis régurgités, un trou d’anus sur le crâne. Rien ne se bouche car rien n’est en trop, en plus, comme un œil au beurre noir par exemple, le sebouchage dans la coupe du monde se fait en boucle auto-alimentée : ce bouche-à-bouche âgé avec soi-même peut se faire sans fin dans le monde. Et à même la bouche crânienne.La bouche inter-âge sera le modèle des compétitions futures, mais restons chez les mono-petits pour cette fois et entrons dans le magasin si vous le voulez bien.

 

Une sensibilité large
Une peau normale et sèche, une autre peau délicate et sensible, un lait corporel et un gel surgras pour le bain et la douche. Une vitrine remplie d’objets à vendre, un dédale de couleurs parallélépipédiques, un intervalle entre des escaliers de marchandises où se déplacer, un écran normal et sec, diffus, diffuse le balayage des gros et larges plans délicats et sensibles sur le corps de lait en poudre parallélépipédique rempli du bain à la douche par gélification surgrasse puis retour pour un nouveau balayage diffus de l’écran, un autre intervalle entre peau normale et sèche. Un balayage corporel, un gros plan délicat et un sensible (sensibilité large), un bain en poudre parallélépipédique et une douche de gélification dans une vitrine remplie et surgrasse puis un retour d’objets, balayage sur l’écran des marchandises, ensuite un intervalle de couleurs, un écran dans un dédale d’objets normaux et secs et d’autres délicats et sensibles, un corps de lait en gel pour le bain et la douche.

 

La peau de la poudre
Une sensibilité large, un écran balayé de gel avec des inclusions d’images sages et pratiques, un lait normal et sec, une peau diffuse entre escalier de poudre et marchandise parallélépipédique à vendre, intervalles corporels délicats et sensibles, pratiques normales de gros et larges bains d’images balayés de gels de couleur, remplis par diffusion de la peau en poudre marchande ou baignés en tas délicats de doigts sensibles entre lesquels se déplacer, puis un retour parallélépipédique, une image de douche corporelle et normale, inclusion de pratiques en gros plan, en plan large d’une peau à la sensibilité large balayée, un écran de gel sage et pratique et dans l’intervalle des doigts pour un balayage parallélépipédique à vendre telle une marchandise normale et sèche, une marchandise délicate et sensible, une sensibilité large avec des inclusions d’images en gel sage et pratique dans un bain de gros plans.

 

Lost in the move
Une peau d’image, un plan large, un écran sensible entre des tas de doigts, des intervalles et du lait corporel pour se déplacer (se mouvoir) entre escalier de marchandises à vendre, gels de couleurs parallélépipédiques et un gros plan au balayage pratique entre des tas de doigts et puis retour, se déplacer, un écran normal et sec diffuse un lait corporel, un gel surgras pour le bain et la douche, rempli d’objets à vendre, d’intervalles de plan large, un balayage diffus de poudre de retour, un gel de doigts pour se déplacer entre parallélépipède et ventre, gros plan d’écran délicat et sensible, pratique d’inclusion de peau délicate et sensible, de lait corporel, de bain d’images en poudre où se déplacer d’un plan large et sensible à un doigt dans l’intervalle, se déplacer, se mouvoir, de balayage en suite (… lost in the move

 

 

C'était une visite chez Tati, à Marseille. Serait-elle différente à Paris, Bamako ou Londres ?
Peu doué pour l'analyse et le développement de thèses, je fais souvent le choix de trouver une forme équivalente contenant en potentiel l'objet auquel elle se greffe et autour duquel les développements raisonnés tourneraient. J'ai ainsi écrit un ensemble de textes, tel que celui-ci, réunis sous le titre générique Fabrique ton paysage, qui visent à décrire la formation personnalisée et actuelle de paysages pseudo-subjectifs influencés par la marchandisation, formation pour laquelle personnalisée et actuelle posent problème. Il s'agit plus de donner une forme aux conséquences du travail concret du capitalisme sur mes comportements, mes représentations ou mes positionnements dans le monde, que de faire un tableau à la manière positiviste ; plus de sampler que de décrire. Si les modes d'exister ne semblent pas pouvoir être catégorisés, la personne, cible première du libéralisme agressif, épicentre incontournable de tous ces efforts d'identification avancée, non plus. L'espace psychique qui constitue la personne est un environnement fragile. Les services sociaux et les psychologues commencent à comprendre les conséquences, sur la subjectivité et les comportements, du “travail” opéré par le type de “libération” brutale de toutes les sphères de l'existence à des fins exclusivement marchandes ; entreprise de démantèlement du corps social par la fragilisation de son plus petit dénominateur commun, le moi, ayant atteint son sinistre rythme de croisière sous les règnes Reagan et Thatcher.

 

À quoi ressemble un artiste ?
Joseph Beuys aurait-il dit que la personne comme la société est une matière malléable, voire sculpturale ? Le capitalisme ne le dit pas, il le fait, il diffuse l'équivalence présentée comme universelle (totalitaire ?) de la propriété privée. Il semble évident que les domaines d'application de cette activité humaine, le commerce réduit à la marchandisation, ne sont pas plus limités à une sphère étanche de l'existence que le sexe ou l'imaginaire. On peut faire bien des réflexions à propos del'économie en général ou en particulier, mais on n'y comprendra rien si l'on ne s'attache pas à décrire (au moins !) les transformations sur la subjectivité des personnes qu'elle implique en aval (conditions de travail, de vie…) mais aussi en amont, c'est-à-dire ce qui dans l'humain rend possible tels ou tels agissements (modèles culturels…). Ainsi, l'une des techniques de pression les mieux comprises et usitées pour influer avec efficacité sur la personne est de l'isoler psychologiquement, tout en lui garantissant que son acquiescement à cette “autonomisation” n'aura que des effets positifs. La persuasion est la fonction de la publicité. Or, qui parle dans la publicité ? De plus en plus, la publicité tenait des discours “à la place” des gens, des consommateurs, ceci à la première personne. Puis, coïncidant avec la remise en forme médiatique méprisante du Crédit Lyonnais, le consommateur, vu dans les publicités, est devenu de plus en plus nul, il n'y comprend rien, il ne sait pas faire, il est con, il est arriéré… Puis les bouteilles d'eau, les automobiles ou les bactéries voraces des cuvettes de WC ont commencé à donner aussi leur avis sur vous, sur moi, nous estimant la plupart du temps “inadaptés”. À quoi ? Au Paradis ? Pourquoi, alors, votre organe intestinal ne communiquerait-il pas en direct sur une chaîne satellite avec votre oreille… Sans vous. “Que fais-tu encore ici, encombrant ?”, semble dire le capitalisme à l'humain. Tout parle. Aussi, il ne faudrait pas penser que la couverture d'une bande dessinée annonçant la création prochaine d'un mouvement de revendication pour l'autonomie des organes (Droit des organes, 2025, tous les organes naîtrons libres et égaux – La bombe), n'est que satire et science-fiction. La publicité dessine inlassablement au tableau noir de la pédagogie spectaculaire les frontières de “nouvelles” formes, zones et matièresd'autonomie privatisables. Si le monothéisme bat de l'aile et se sectarise, l'animisme, lui, devient un mode de croyance beaucoup plus en phase avec les vagues de personnalisations dépersonnalisantes toujours plus poussées de ce début de XXIe siècle.

Curieusement, l'auto-réalisation de soi que met en avant l'idéologie du capitalisme dit tardif est l'un des poncifs accolés à l'image et à la position sociale de l'artiste (opposé en cela à l'ouvrier) qui, en trouvant une forme afin d'exprimer une intériorité subjective supposée à la fois unique et universelle, réaliserait l'unité entre le monde et soi. Si cette illusion de l'auto-réalisation individuelle s'enroulant autour d'un hypothétique homoncule, ultime attribut d'une identité personnelle, a déserté le champ de l'art (du moins, peut-on l'espérer) pour devenir tout à la fois une machine de séduction commerciale, une machine à fusionner les (auto-)satisfactions en continu (le slogan Deviens ce que tu es en Soi et l'archétype et le Graal) et, en même temps, une stratégie de management déstabilisant les personnalités plus sûrement que l'autoritarisme paternaliste fordien (ah, Freud ! ah, l'économie familiale, quelle sécurité c'était !). On peut se demander, alors, à quoi ressemble un artiste, aujourd'hui. Comment vit-il (elle) ? Que fait-il (elle) ? Que dit-il (elle) ? Où ? Que parle-t-il ?

Ce point de départ de la réflexion à propos des commerces et des activités humaines gagne en consistance s'il est associé aux faits suivants : récemment et simultanément, des artistes se sont attachés à la représentation d'expériences intimistes (auto-filmage de soi ou de la tribu des copains) pendant que d'autres parasitaient ou même imitaient (imiter n'est pas voler, dit Deleuze) les fonctionnements d'entreprises commerciales ou tertiaires. Hasards ? Coïncidences ? Ces deux attitudes ont au moins un point commun : il s'agit de deux types de rapports au monde apparemment divergents, hétérogènes, mais présentés à travers la production d'œuvres qui, le plus souvent, “consentent à être, au même titre que tout le reste (cela fait des objets, des expositions, des œuvres, des biens…)” contrairement à d'autres qui “interrogent ce qui est, qui, plutôt que de peindre le réel, préfèrent le porter à la puissance du possible, le convertir en hypothèses”. Indépendamment des qualités particulières d'œuvres, ici hâtivement rangées sous ces deux catégories forcément grossières, ce trait commun, consentir à être, constitue en lui-même un premier et très remarquable résultat des pouvoirs déréalisants de l'idéologie libérale. Ces forces économico-médiatico-idéologiques influencent profondément les discours sur l'art et, en particulier, ceux sur les œuvres contemporaines, discours qui entretiennent allègrement la confusion entre les deux attitudes, tendant à faire croire que les approches de constat posséderaient “naturellement”, “magiquement”, les qualités et les possibilités des approches “à la puissance du possible”. “Magie” et “nature” sont deux ingrédients nécessaires et indispensables à cette idéologie.

Logiquement, ce travail (au corps) contre (tout contre) les personnes passe par un contrôle du langage et des représentations et conduit à éloigner les actions des objets auxquels elles s'appliquent, à “médiatiser” à l'extrême les relations d'un sujet à son environnement, lui compris comme partie de cet environnement. Par exemple, à faire disparaître les verbes de l'expérience transitive, de l'existence, au moment même où ceux-ci sont hégémoniques dans les représentations, le modèle de la falsification étant le just do it de Nike : magie naturelle, auto-contrôle, action… En fait un ordre ! Ce travail de/par l'image conduit, donc, à transformer virtuellement tout verbe en verbe pronominal : s'estimer, s'évaluer, se lever, s'endormir, saimer, setravailler, se proposer, s'accoucher, s’éclater, s'exposer, se penser, se traiter, se délirer, segoûter, sepasser… et de coller le réflexif à l'action. Pas de paradoxe ici. Il s'agit d'autarciser chacun dans des bulles d'activités totales et pour cela de retourner en action sur soi toute action sur/vers l'extérieur, ces dernières ressenties comme gratifiantes, car agissant sur le monde et par là même produisant une représentation positive ou publicitaire de soi par rapport aux autres. Or ce mode d'agissement, ces manières d'être, prennent souvent la tournure de protections auto-immunes. Comme dans le cas des deux formes d'œuvres consentantes, le mouvement de désinvestissement est encore une fois double : sont corrélées étroitement unecroyance en une expressivité vécue comme réelle car contrôlée par soi – du pronominal vers le transitif : c'est la sphère des mots d'ordre identificatoires publicitaires, des intérêts transformés en désir – et une action sur les personnes de façon indirecte dans le but d'obtenir des réponses directes mais sans personne, la personne étant alors phagocytée – transitif vers pronominal : actionnariat, cartes d'accès, pseudo-démocratie, libération des contraintes… La première stratégie artistique évoquée plus haut, se contenter d'être (exposé, “catalogué”, listé…), se subdivise, elle, en deux branches comme pour mieux éloigner l'attention des enjeux réels au profit de faux-vrais problèmes : se satisfaire de soi (pseudo-introspections, néo-graffiter entre amis cool en galerie…) ou accaparer les modèles positifs pseudo-collectifs à son profit (Heger & Dejanov et le marketing, néo-Pop Art de Michel Majerus…). Ces deux stratégies du constat 24h/24 comme sur CNN peuvent être dites réalistes-médiatiques dans le sens où l'espace de la fiction “réelle” y est réduit au minimum nécessaire (phagocyté, je deviens une identité idéale donc moins de perte, plus de rendement) pour ne pas sortir du cadre des attendus de l'art : un peu d'originalité, merci. La troisième position, qui ne limite pas le pouvoir du potentiel à la capitalisation quelle qu'elle soit, est celle qui maintient possible la parole ; c'est-à-dire la possibilité de ne plus se (faire) guider uniquement sur l'image qui aujourd'hui est peut-être devenue l'équivalent parfait de la propriété privée. Parfait car identique intégralement. Là, les économistes, mais aussi les esthéticiens du bout d'arbre en bois du type Danto, vont me tomber dessus ! Aïe !

Non plus, donc, la satisfaction ou la répulsion d'agir sur le monde et inversement, mais l'agréable sensation de s'agir soi, de faire travailler ses muscles, de… sagir, de sactiver. Lors d'une conférence pendant le vernissage de l'exposition Négociation à Sète, Michel Henoschberg, économiste, proposait de considérer les relations mises en place par les enfants à travers les pokémons comme une réinvention permanente du commerce, aspect positif de l'économie. Pourquoi pas. Mais il ne faudrait pas oublier que ce commerce enfantin a lieu dans une bulle et qu'avec les parents et autres non-enfants-pokémons, les choses ne se passent pas. D'ailleurs, cette bulle ne rappelle-t-elle pas les bulles financières amnésiques où, là aussi, chacun est heureux chez soi, en soi, tout-puissant et maître des autres et du monde planqué derrière l'image cache-sexe ? Ne s'agit-il pas là aussi de sinterfacer (néologisme) en boucle ? À ce sujet, qu'est-ce qu'un portrait, aujourd'hui ? Contre cela, ne pas perdre de vue la personne et la dépersonnalisation. Alors, un peu de sport. L'exercice paralittéraire proposé avec Fabrique ton paysage est accessible à qui veut : il consiste à faire précéder tout verbe du dictionnaire par le pronom réfléchi se, à les coller l'un à l'autre – donc, à faire disparaître l'espace blanc entre les deux, l'interstice entre image interne et image externe, interstice qui ne sera dès lors visible, multiplié, qu'à des échelles psychiquement microscopiques, échelles sensibles et ineffables, mutiques, dans lesquelles le capitalisme aimerait cantonner chacun – puis à réfléchir sérieusement, au cas par cas, aux implications de ces aboutements, aux altérations opérées ainsi de proche en proche sur toute la chaîne du réel. Cet exercice est susceptible, en parallèle, de permettre une réflexion sur les modifications de notre environnement psychique collectif réellement mises en œuvre par les méthodes de l'économie agressive. Cette gymnastique permet peut-être de développer des manières de critiquer ces méthodes avec plus de conséquence qu'un constat ou une négation, fatalement dualiste, car il adhère à des activités et non à une position ou une identité (à vérifier, cher lecteur !). Est-ce dans l'idée d'inventer des ripostes non entières que Luc Boltanski et Eve Chiapello analysent et dressent le tableau des réussites passées et des faillites actuelles, des inadaptations patentes des modèles critiques modernes et post-modernes confrontés au néocapitalisme ?

 

Absentéisme
L'œuvre d'Eija-Liisa Ahtila propose des types hybrides, non dualistes, d'approches du monde et des personnes. L'installation vidéo Consolation Service, montrée à la 48e Biennale de Venise (1999), “relativise” les constats isomorphes des “récapitulations” de Pierre Huyghe, toutes intel-ligentes que soient ces dernières. Que faire quand les relations au monde sont systématiquement optimisées, quand leurs destinations et leurs raisons sont connues de tous, prévisibles (marketing) ? Les analyser ? Pourquoi pas. Les simuler ? Pourquoi pas. Ahtila, comme Lars von Trier d'ailleurs, utilise toutes ces stratégies mais les laisse vivre hors de la raison dualiste, hors du scénario programme, esthétique ou critique, à perte pour un esprit positiviste. Eija-Liisa Ahtila se rapproche par là même de l'économie de travail de Liam Gillick et Philippe Parreno, mais aussi des techniques quotidiennes de déstabilisation des personnes dans les entreprises. Les montages incessants et hasardeux auxquels y sont soumis les individus forment la trame et la matière des montages des vidéos d'Ahtila. Ainsi, dans ses installations vidéos, le locuteur n'est pas toujours celui qui délivre réellement le message. Souvent, quelqu'un parle à la place de quelqu'un d'autre qui peut être présent à l'image ou non. La détermination des rapports et des positions entre les uns et les autres peut demeurer problématique, sans solution. La scène archétypale, et repoussoir à la fois, de cette manière de représenter est un tic scénographique rebattu des reportages télévisés qui voit un médecin diagnostiquant et commentant l'état d'un patient, lui-même présent dans le champ de la caméra mais réduit au rôle de non-spécialiste scientifique et, par cette mise en scène, implicitement désigné pour tenir le rôle du cobaye débile incapable d'exprimer sans médiation ce qui lui arrive. Car, hors de la langue universelle médiatico-scientifique, pas d'existence possible. Or ce type d'exposition sélective n'est pas propre à la représentation médicale. En fait, elle intervient quand il y a un média, une technologie nécessaire à un espace d'expression commun, “anonyme”, en interface. De plus, elle produit toujours des situations handicapantes.

Le diagnostic est l'espace scénaristique que met en scène Ahtila et que visitent les protagonistes de ses films. Les “récapitulations” de Pierre Huyghe l'exposent, sans plus, car elles insistent sur les contenus, dès lors logiquement exposés et ressassés, et n'explorent pas l'absence de valeurs qui caractérise les divers “diagnostics” contemporains (la “disparition du sujet” devient à cette aune, au mieux, une blague). Le montage de “l'espace du diagnostic” chez Ahtila est à l'image des montages subjectifs supportés dans les entreprises et ailleurs, tels qu'ils sont décrits par Boltanski et Chiapello : “Situés sur un seul plan, c'est-à-dire sans référence à des conventions de justice, le déplacement [des règles, des catégories] concerne des êtres qui, chacun du point de vue des autres, sont tous différents, hétérogènes. (…) Dans les régimes d'épreuve qui prennent appui sur la catégorisation, c'est-à-dire d'épreuves de grandeurs, les êtres ne se trouvent pas engagés sous tous les rapports dans l'épreuve, en sorte que leur permanence peut être assurée au cours du passage par des épreuves successives (…) Dans un régime de déplacement : l'épreuve prend l'allure d'une rencontre au cours de laquelle les êtres s'affrontent sous un nombre illimité de rapports sans que la force en jeu dans l'épreuve ne soit qualifiée, si bien que lors de chaque épreuve se jouent leur permanence et leur possibilité de persister dans la durée.”

Ne vit-on pas aujourd'hui dans une société de ventriloques fantômes (paral-lélépipédiques, poudreux, en gel, en plan large, en gros plan, en inclusion, en play-back, sexuels, non persistants ou autres) ? Pierre Huyghe, avec Dubbing, montre les fantômes ventriloques de l'image au travail. Or, avec Dubbing, la fonction des personnes à l'écran est définie, localisable, identifiable : ce sont des doubleurs de cinéma. Ce n'est pas le cas des protagonistes de Consolation Service d'Ahtila où activités familiales, psychothérapie matrimoniale (au début, un couple en instance de séparation va demander conseil à une psychothérapeute, puis la séance vire à la magie, au rituel chamanique d'accompagnement du deuil amoureux comme dans les films, puis au fantastique lors d’un entretien avec un spectre) loisirs, emplois, emplois du temps, fêtes, blagues, et accident (à la fin, la description, par l'un des membres d'un groupe de jeunes, des dernières minutes de la vie de quelqu'un se noyant dans l'eau glacée d'un lac, vire au cauchemar quand la glace sur laquelle ce groupe se promène de nuit, craque. Suit une longue scène, onirico-documentaire, de corps se débattant dans l'eau sombre) se mêlent pour produire l'épaisseur des existences et pas uniquement leurs symptômes à la surface codifiée de la grammaire médicale, médiatique, signifiante ou autre. Chez Huyghe, les identités sont stables, ce qui lui permet de viser les structures temporelles externes de masse (temps libre, temps salarié, temps perdu…), invisibles, car n'accédant pas à la surface des représentations intenses, mais aux temps séparés des contenus. Pourtant, les identités ne sont jamais entières, unidimensionnelles, qu'elles soient émotionnelles, sexuelles, subjectives, sociales, symboliques ou politiques. Il n'y a pas de coupure entre une personne intérieure et une autre extérieure. En cela, Virginia Woolf est l'ancêtre d'Ahtila (Woolf : Entre les actes).

Ahtila, comme Lars von Trier ou David Lynch, a en commun avec certains DJ la volonté d'anonymat, d'épaissir l'onctuosité des limites calibrant les définitions de l'individualité contemporaine et non d'exposer leurs capacités à se retrancher dans des frontières identitaires. En cela, Baudelaire ausculté par Walter Benjamin apparaît comme un proche parent, dans la démarche d'Ahtila. Baudelaire serait de l'espèce batra-cienne plutôt que propriétaire. On ne s'éloigne pas de notre propos car, pour Benjamin, se réfléchit chez Baudelaire la société industrielle dans le projet de laquelle il y a une matière (l'homme), une action (transférer soit de la force de travail en capital, soit de l'image en savoir, c'est-à-dire, dans les deux cas, en pouvoir), un temps (celui de l'action). À cette formule théâtrale classique, il faut ajouter (est-ce nouveau ?) un lieu du temps qui ne se confond pas avec le temps de l'action. Ce dernier lieu est un x sur la ligne de partage floue entre terminaison neuronale et conscience où l'homme se partage en dimensions non entières dans chacun de ses actes, chacune de ses activités mentales et physiques. D'où la possibilité, un siècle plus tard, de comportements schizophréniques producteurs de plus-value mentale, émotionnelle et matérielle. Le télétravail à domicile en est l'exemple le plus évident. Il se développe de plus en plus et peut menacer l'équilibre mental du télétravailleur par le fait qu'il fait topographiquement se superposer plusieurs types d'espaces (espace de vie, espace de travail…) et de temps. Superpositions que le capitalisme, par souci de contrôle de la société, avait depuis le XIXe clairement cherché à séparer (travail et loisir) afin de diluer les volontés de résistance. Pour minimiser les effets qu'ont sur eux des états de confusions psychologiques, certains télétravailleurs vont jusqu'à localiser leur emploi du temps quotidien par des tracés de lignes visuelles au sol (Ici : chez moi. Là : zone de travail, chez moi aussi. Mais le téléphone portable et les e-mails augmentent le brouillage des repères temporels. Que faire ?). Le modèle du télétravailleur existe : il s'agit du présentateur-amuseur-imitateur-commentateur-producteur télévisuel. Alors, le travail, c'est chez (comme) moi et j'y fais (comme) ce que je veux qui rapporte à d'autres, à ceux qui possèdent la télévision et quelquefois aussi ma maison, le réseau d'adduction d'eau, le service des colis postaux, ma chaîne agroalimentaire préférée, les services médicaux et mortuaires et, aussi, le navigateur Internet, mon outil de travail. Y a-t-il pour le télétravailleur une communauté d'entités, repérable et constituée comme lui, à laquelle il puisse se référer, s'identifier ? Ce type de questionnement, ces situations conflictuelles interhumainement problématiques ne sont pas orphelines et sorties telles quelles du chapeau de DRHs survitaminés. “La masse pour Baudelaire est une réalité si intérieure qu'on ne doit pas s'attendre à ce qu'il la dépeigne” écrit Walter Benjamin. Comment se représenter et représenter la masse des “moi”, des pseudo-“moi”, des proto-“moi”, des rôles, des relations avec d'autres plus ou moins formées, ouvertes, partielles, changeantes… ? Eija-Liisa Ahtila ne dépeint pas plus que Baudelaire le nombre, les catégories, mais plutôt l'espace conflictuel entre les personnes car “ce que chacun de nous a de plus essentiel, il est bien rare qu'il le traduise sous forme descriptive”. Rappelons ici toutes les heures et les énergies mises en œuvre, aujourd'hui, dans les entreprises dernier cri pour, justement, définir et décrire le plus intime de chaque “collaborateur”; la matière que celui (celle)-ci apportera pour alimenter l'entreprise; ce que l'on y estime être l'essence du capital personnel. Il ne s'agit plus ici de simples savoir-faire ou même de savoirs mais bien de pomper des ressources humaines aux frontières mouvantes et flexibles. Il s'agit de néo-savoirs (pseudo-) scientifiques supposés prendre la “mesure” d'une personnalité ; savoirs, en la matière, parcellaires, toujours comme amputés, à la limite de la charlatanerie, de l'escroquerie intellectuelle. Mais les décideurs creux adorent ces bains abstraits et la télévision est leur douche la plus efficace. Les créations artistiques, elles aussi, dépendent de leurs récepteurs et quelquefois les rôles ne sont pas mieux délimités. Une question en passant : pourquoi les propositions artistiques devraient-elles ressembler à des organigrammes d'entreprises de services à la façon dont, voilà quelques décennies, les artistes engagés se pliaient aux programmes des idéologies marxistes, maoïstes, catholiques ou autres ? Pour reconstituer une communauté à laquelle s'identifier, cernable par une conscience individuelle, il faudrait plutôt, c'est très courant, c'est connu, sortir de soi, s'objectiver, se scinder en parties distinctes - capacités mentales à l'origine des succès de l'esprit cartésien - mais cela dans un état de bien-être quasi magique, pris dans une espèce d'auto-lévitation permanente, de ritournelle ; état que précisément les jeunes mordus de pokémons adorent entretenir entre eux par le truchement de cette pseudo-société familiale. Voilà un programme efficace. C'est ce que conseille le néocapitalisme. Et bientôt il n'y aura besoin de personne pour l'appliquer ! Seléviter, meléviter… Le selévitage, c'est le pied !“

 

Comme le dit justement Desjardins, Baudelaire “est plus préoccupé d'enfoncer l'image dans le souvenir que de l'orner et de le dépeindre”.Ni dans Les Fleurs du mal ni dans Le Spleen de Paris, on ne trouvera l'équi-valent de ces tableaux urbains que peignait Hugo de main de maître ; Baudelaire ne décrit ni la population ni la ville. C'est ce qui lui permet d'évoquer l'une à travers l'autre. (…) Il est très supérieur en cela à Barbier, qui, usant du mode descriptif, est forcé de séparer les masses de leurs habitats.” Ces dernières phrases de Walter Benjamin décrivent de façon prémonitoire, et comme par défaut, une technique de contrôle très commune aujourd'hui : décris-toi ! Pendant que tu te morcelles (semorcelles, memorcelons, temorcelas…) et plus tu te détailleras et te fragmenteras, moins tu feras les relations “nécessaires”. Nécessaire est l'adjectif préféré de l'OMC, celui le plus employé dans les traités sur la libéralisation des services de cette organisation, faisait remarquer Susan George avec son sens aigu pour révéler les chevaux de Troie du langage mou. Ce type de langage mou et de “nécessité” permet, entre autres, de lâcher des bombes à fragmentation et des colis “humanitaires” au-dessus de l'Afghanistan en expliquant sans rire que la coalition néo-chrétienne entend régler ainsi le problème des terroristes et des talibans au plus vite. Comment expliquer et assumer l'utilisation de ces bombes qui exploseront des années après le conflit autrement que par une nécessité marchande et macabre ?

S'il le faut, tu joueras à des jeux de rôle dans des situations fictives, pour des raisons indéterminées afin, si nécessaire, de mieux fragmenter aussi tes horloges intimes et émotionnelles ; afin que, surtout, emprisonné dans le seul présent, celui-ci aussi t'échappe ; alors tu te détacheras “de la masse (…) avec des pensées qui ne savent plus le présent”.

En ce sens, on pourrait avancer que la force du capitalisme est de créer instantanément l'absentéisme sous des formes renouvelées. Dans les vidéos d'Ahtila, les protagonistes se présentent souvent comme absents d'eux-mêmes. Dans Consolation Service, la psychothérapie matrimoniale tourne au duel de fantômes, car seul, semble-t-il, un “esprit” permettra l'acceptation de sa propre disparition dans la conscience d'un (d'une) autre, l'apprentissage du deuil amoureux. L'absentéisme chronique ou simultanéiste, puisque partiel et partagé, serait-il ce à quoi le capitalisme actuel (une production de l'esprit humain, rappelons-le) voudrait nous voir jouer et rejouer ?

 

Au départ, j'avais le brouillon de L'économie digitale du haricot vert a-t-elle un avenir ? Un texte à propos des haricots verts du Burkina Faso. C'est long à préparer les haricots verts. Je regardais mes doigts s'activer, je me dédouble souvent, ils m'ont fait penser à ceux qui les avaient touchés, cueillis. Une femme burkinabé ? Un enfant ? Comment fonctionne la société burkinabé ? Comment fonctionnait son économie avant l'agriculture intensive et le FMI ? 2,75 euros/kg sur le marché des Capucins à Marseille. Puis j'ai égaré le brouillon. Du coup, je me suis dit que si je savais à quoi ressemble un artiste, aujourd'hui, j'aurais peut-être, à travers le filtre des relations économiques, une image assez juste de ce à quoi peut bien ressembler l'existence d'une femme burkinabé et aussi une image du filtre lui-même, qui énonce que ce qui ne se ressemble pas n'a pas le même prix. Ensuite, je me suis demandé pourquoi cet énoncé est à la fois vrai et faux et pourquoi l'artiste serait, aujourd'hui, non pas héroïque, mais, à la fois, absent et présent.

 

 

1 Cette “conception superstitieuse” a été repérée par Walter Benjamin dans son étude sur Baudelaire. Cherchant à relativiser les propos de ceux qui affirment que “le monde extérieur ne l'intéresse guère” et que si le poète “le voyait peut-être, à coup sûr il ne l'étudiait pas “ – c'est aussi l'époque qui voit le début d'une “fascination” pour la science, discours superstitieux qui se développe encore aujourd'hui et modélise profondément nos conceptions du monde et de nous-mêmes (statistique des comportements…)–, Benjamin écrit qu'il “est certes tentant et même légitime de répondre à de telles critiques en soulignant le nécessaire et fécond repli sur soi de celui qui travaille, les idiosyncrasies indispensables à toute production ; mais la situation comporte un autre aspect. Elle est propice au développement d'exigences excessives qui sont imposées au producteur au nom du principe de la “création”. Ces exigences sont d'autant plus dangereuses qu'en flattant l'amour naturel de soi du producteur, elles protègent efficacement les intérêts d'un ordre social qui lui est hostile. Le style de vie de la bohème a joué son rôle dans le développement d'une conception superstitieuse de la “création” qui vaut pour le travail intellectuel comme pour le travail manuel.” (Walter Benjamin, Charles Baudelaire, Payot, Paris, 1979, pp.104-105). Le lexique “superstitieux” est aujourd'hui celui des moniteurs du scoutisme d'entreprise, des managers, des DRHs.
2
Catherine Perret, “Lettre à Gilles Barbier”, Catalogue de l'exposition Gilles Barbier, Centre d'art de Saint Fons, 2000.
3 Dans un autre sens, la médiatisation est tout sauf une catastrophe, si on l'entend et si on la pratique non pas comme source et outil de pouvoir (par exemple confiscation et limitation des possibilités relationnelles), mais comme retard, laps, espacement, aise nécessaire à l'expression. C'est parce qu'il n'est pas d'emblée un sujet parlant, un être de langage, que l'homme peut trouver un espace pour l'expérience, pense Giorgio Agamben dans Enfance et Histoire. Parler diffère donc de communiquer comme savoir est différent de pouvoir, du moins en principe. Don't tell me chante Madonna, dans un clip, en s'adressant à l'image cinématographico-publicitaire d'un cow-boy fatigué. Par défaut, ce clip pose que rien ne se dit que par “replay”, c'est-à-dire par anachronisme, par non-présence ; que langage et humanité ne se recouvrent pas intégralement, contrairement à la volonté de l'entreprise médiatico-libérale actuelle d'enfermer l'existence dans le présent intensif et éternel des équivalences, des “nécessités”, de grappes de logos sans histoire, et qui, contrairement aux mots, sont sans étymologie.
4 J'aimerais qu'on entende dans ce mot, pronominal, le travail ou le ronronnement d'une machine (désirante ? et de quoi alors ?). Et, aussi, le fait que pour le pronominé ou individu libéral idéal, il n'y ait pas ou plus de définition de soi extérieure acceptable. Son statut, il se le fabrique, il s'autonome ou mieux il se pronome. Dans pro, il y l'idée de substitution quasi-magique, d'où, peut-être, le sentiment de toute puissance individuelle commun à l'homo-liberalus et aux “rondes” des pokémons. L'environnement promeut les valeurs de l'auto-réalisation dans des projets limités dans le temps, mais aussi dans la formation de groupes de travail ou de jeu restreints et changeants. En multipliant les noms, les titres, les statuts, en rendant impossible l'assignation à un poste définitif et, par un quasi transfert psychanalytique des problèmes des personnes dans ceux des “projets”, en prenant en charge les angoisses individuelles et en détournant les troubles identificatoires vers des “projets”, le néo-libéralisme répond à l'angoisse liée au fait que “recevoir un nom c'est se sentir mortel ou mourant”* puisque le nom survivra à la personne. Le néocapitalisme trouve là un nouveau moyen de “libérer” les “ressources humaines”. En cela, les groupes de rock ou les taggers s'attribuant des noms de scène ou de non scène préfigurent les nouvelles stratégies de management “par projets” des entreprises néocapitalistes.
*Jacques Derrida, “L'animal que donc je suis”, in L'Animal autobiographique, Galilée, Paris, 1999.
5
Voir, en particulier, les pages sur les déplacements des critères d'évaluation dans les épreuves, in Luc Boltanski et Eve Chiapello, Le Nouvel Esprit du capitalisme, Gallimard, Paris, 1999, pp.402-414.
6
Ibid., pp. 410-411.
7 Noël Ravaud, “Les Batraciens, les propriétaires et la cinquième dimension”, in Spore n°4, Marseille, mars 2001. La catégorie floue batracienne s'oppose, dans ce texte, à la propriétaire dans le sens que Lygia Clark infusait à ce genre quand elle écrivait : “je suis de la famille des batraciens”.
8
Walter Benjamin, Charles Baudelaire, Payot, Paris , 1979, p.167
9 Ibid., p.167.
10 Susan George, conférence à Marseille, avril 2001.

11 Walter Benjamin, op. cit, p.168.

 

 


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TROUBLE 1, 2002

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