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JOSEPH KOSUTH – FELIX GONZALES-TORRÈS
UNE CONVERSATION
1993


ENREGISTRÉE DANS L'ATELIER DE JOSEPH KOSUTH, À NEW YORK, LE 10 OCTOBRE 1993.
EXTRAIT DU CATALOGUE DE L'EXPOSITION : “AD REINHARDT - JOSEPH KOSUTH - FELIX GONZALEZ-TORRÈS / SYMPTOMS OF INTERFERENCE, CONDITIONS OF POSSIBILITY”, CAMDEN ARTS CENTRE, LONDRES, 1994

 


 

Felix Gonzalez-Torrès : Traiter de la notion de privé et/ou de public m'a toujours intéressé. Mes affiches ne peuvent être montrées que dans l'espace public. Elles appartiennent à des collectionneurs privés mais sont toujours présentées publiquement.

 

Joseph Kosuth : C'est intéressant. Nous ignorons certainement les détails de nos travaux respectifs, mais en 1968, j'ai débuté The Second Investigation en faisant des annonces publicitaires anonymes dans les médias. Jusqu'en 1979, j'ai refusé de vendre quoi que ce soit. Plus particulièrement, je ne voulais pas que ces Investigations, qui étaient de grandes installations, finissent chez quelqu'un. Je disais : “Vous ne pouvez pas acheter ça, mais vous pouvez me donner une bourse, comme à un scientifique. Et en échange je vous autorise à présenter ce travail dans l'espace public.” Cela ne pouvait pas être présenté dans un espace privé, ni dans un espace domestique. Le seul collectionneur que j'aie jamais autorisé à faire ça, même de manière temporaire, était Giuseppe Panza, parce que l'espace dont il disposait était semblable à celui d'un musée. Il avait promis de présenter mon travail également dans un contexte public – ce qu'il a fait. Mais c'était une exception. J'avais été très peu aidé pour ce travail. La National Gallery, au Canada, et la Neue Gallery, à Kassel, ont exposé un travail prêté par un collectionneur pendant des années. Mais très peu de personnes avaient envie de dépenser de l'argent sans recevoir un “bien” en échange.

 

FGT : En tout cas, vous avez ouvert la voie à d'autres artistes. Des gens peuvent acheter mes affiches, mais ils doivent les rendre publiques – ils doivent louer un espace public. C'est comme d'acheter une édition, à part qu'il faut la coller sur des panneaux d'affichage. D'ailleurs, ça rend service aux collectionneurs, parce que ça leur évite d'avoir à stocker les pièces !

 

JK : Et on passe de l'idée traditionnelle du collectionneur comme acheteur de babioles à celle du collectionneur comme mécène. C'est une sorte de saut qualitatif qui a plus à voir avec un engagement intellectuel qu'avec l'idée de l'art comme une jolie petite chose dans un appartement.

 

FGT : Quelqu'un m'a demandé un jour de réaliser une édition. Et je me suis dit, pourquoi faire une édition, pourquoi imprimer quelque chose ? Les éditions d'artistes n'ont plus aucune raison d'être ! Alors j'ai refusé. Et puis j'y ai repensé, et je lui ai dit, eh bien pourquoi ne pas repousser les limites et faire une grande affiche ? Les conditions en seraient que vous pourriez uniquement la montrer en public, dans l'espace public.

 

JK : C'est exactement ça ! Quand on vous invite à faire quelque chose sous une forme traditionnelle, il ne s'agit pas simplement de refuser en se réfugiant dans une sorte de tour d'ivoire moraliste. Mais plutôt de jouer avec cette forme et avec son contexte élargi, afin de finalement la renverser. C'est un acte culturel et politique qui remet en question l'autorité d'une forme qui a existé jusque là sans poser de problème. Et c'est cela qu'il faut travailler.

 

FGT : J'ai eu une première réaction typiquement de gauche, totalement prévisible, à propos de laquelle je me pose de plus en plus de questions, et que je trouve très statique, voire défaitiste. Aujourd'hui, je ne veux pas me tenir en dehors des structures de pouvoir, je ne veux pas constituer l'opposition, l'alternative. L'alternative à quoi ? Au pouvoir ? Non. Je veux avoir du pouvoir. Car le pouvoir est efficace en termes de changements. Je veux être un virus au cœur de l'institution. La culture est ainsi faite que tous les systèmes idéologiques s'auto-reproduisent. Donc si je fonctionne comme un virus, un imposteur qui s'infiltre, je me reproduirai moi aussi dans chaque institution. En faisant cela, peut-être que j'adhère à des institutions qu'auparavant j'aurais rejetées. L'argent et le capitalisme sont des pouvoirs qui ne sont pas prêts de tomber, du moins pour le moment. C'est au sein de ces structures que des changements peuvent et doivent advenir. Mon adhésion est une stratégie liée à mon rejet initial.

 

JK : Le rejet a priori relève aussi d'un certain formalisme.

 

FGT : Tout à fait.

 

JK : Comme tous les préceptes puristes et moralistes…

 

FGT : D'un côté vous aviez raison de rejeter les institutions, parce qu'il y avait à ce moment-là l'espoir d'un véritable changement de modèle socio-économique.

 

JK : Dans les années 1960, notre principale préoccupation était de rompre radicalement avec les formes de production de sens et nous ne voulions exposer ni dans les galeries, ni dans les musées. Nous voulions un rapport direct au monde. Mon travail à cette époque reflétait ceci. Et puis nous avons réalisé qu'il existait un discours, une sorte de circuit de galeries et de musées dans lequel l'information pouvait circuler. Autrement dit, ce n'est pas en débranchant son micro qu'on peut se faire entendre. Et quand Leo Castelli m'a proposé une exposition, en 1969, alors que j'avais vingt-quatre ans, je venais tout juste d'avoir cette “révélation”. J'ai réalisé qu'il y avait un tas de gens qui avaient entendu parler du travail que je faisais, qu'on commençait à qualifier d'art conceptuel, et que s'ils le voyaient dans une galerie comme Castelli, ils seraient bien obligés de le prendre au sérieux. J’ai donc accepté. Ce lieu était chargé de tout ce qui y avait été exposé auparavant, ce qui était pour moi plutôt problématique, mais ça faisait partie de ce avec quoi j'allais devoir travailler.

 

FGT : Ce lieu était déjà porteur d'un sens. C'était une sorte de cadre de référence. Montrer votre travail dans ce cadre-là a dû être crucial pour vous, car chacun sait que les institutions ont le pouvoir de donner un certain sens à ce qu'elles accueillent. Vous auriez pu exposer ailleurs et ça n'aurait pas pris le même sens que chez Castelli. D'ailleurs quand on parle d'exposer directement dans le “monde réel”, on a tendance à oublier que les galeries font elles aussi partie de ce monde réel. On a tendance à différencier l'intérieur de l'extérieur. Mais le simple fait qu'une œuvre soit à l'extérieur ne la rend pas forcément publique. Un travail dans une galerie, espace dit privé, sera parfois davantage public, parce qu'il peut bien mieux établir une relation avec le public que quelque chose placé au dehors. Certains artistes qui font des sculptures dans l'espace public posent habituellement leurs grands trucs dans des endroits où les gens n'ont aucune référence à ce genre de choses. C'est toute la différence entre l'art en public et l'art pour le public.

 

JK : Exact.

 

FGT : Exposer chez Castelli était important parce que ce lieu faisait déjà autorité dans le domaine culturel comme dans le marché de l'art.

 

JK : On se rend bien compte que, dans cette société, l'engagement culturel s'exprime en termes économiques. Il ne s'agissait pas simplement de gagner de l'argent, mais de comprendre que, tant que des gens ne s'engagent pas pour votre travail, celui-ci n'a, culturellement parlant, aucune existence. Cette lutte contre la logique du marché et pour la reconnaissance du fait que le travail est en relation avec son contexte d'apparition, est devenue une partie de ce avec quoi il faut compter. Vous pouvez toujours vous asseoir dans un coin isolé et produire des œuvres “parfaites”, mais tant que vous n'êtes pas engagé dans une société, dans un milieu, le travail n'a aucun sens. Il doit être partie prenante du monde pour avoir du sens. Quoi que le monde semble être, votre perception de ce qu'est ce “monde”, en fin de compte, n'est rien d'autre que ce qu'est l'œuvre.

 

FGT : Tout dépend de la façon dont vous définissez le monde. Pour moi, le monde, mon monde, mon public, n'a toujours été qu'une seule personne. J'ai dit cela parfois en plaisantant, d'autres fois sérieusement. Le plus souvent, dans mon travail artistique, j'ai besoin que le public se rende responsable, qu'il active le travail. Sans cela on retombe dans une sorte d'exercice formel qui semble très pertinent en Europe, mais qui n'a aucun sens en Amérique aujourd'hui. Je voulais vous poser une question à propos de Ad Reinhardt. On dirait parfois qu'il y a dans son travail deux corpus différents, deux types de sujet complètement différents. En un sens, vous les placez côte à côte, et cela prend presque une sorte de qualité formelle. (…) Ces corpus sont très similaires. Ils sont, dans leur domaine respectif, extrêmement radicaux aussi bien en terme de pratique artistique que pour l'artiste lui même : Reinhardt, en tant que “peintre”, à ce moment bien précis de l'histoire, pas seulement de l'histoire de l'art, mais aussi de ce moment social particulier. Et vous, dans votre travail de la fin des années 1960, alors que l'Amérique était en plein bouleversement, en pleine mutation morale, avec en plus la guerre du Vietnam, soudain vous débarquez avec de l'art qu'on ne peut même pas accrocher au mur. Votre travail de 1968 refusait de ressembler à de l'art. La culture était en train de changer si profondément, c'était un tel chambardement qu'il ne fallait pas espérer compter sur les artistes pertinents pour produire des œuvres aisément identifiables à de l'art. Vous proposiez quelque chose qui ressemblait à de l'art - un tirage photographique sur un mur - mais qui, encore aujourd'hui, s'accommode difficilement de cette étiquette d'œuvre d'art.

 

JK : Oui, c'est surprenant : vingt-cinq ans plus tard, mon travail continue à être reçu ainsi. L'usage de la photographie, de textes et d'objets ordinaires, donne un mélange que les gens ne savent pas nommer. Depuis que l'art n'est plus seulement décoratif, sa réception a toujours été mouvementée… J'ai toujours eu du mal à ce que les musées acceptent de considérer les objets ordinaires comme des objets ordinaires. Le MoMA, par exemple, continue à poser la chaise de One and Three Chairs sur un petit socle. C'est un socle de quelques centimètres à peine, mais suffisant pour indiquer clairement au touriste fatigué que ce n'est pas une chaise faite pour qu'on s'y asseye. Certains ont tendu des cordes de velours autour de ces travaux. Pour One and Five Clocks, dont un exemplaire est exposé à la Tate Gallery de Londres, j'en ai vu qui s'assuraient que les horloges fonctionnaient et qu'elles donnaient l'heure exacte. Je voulais qu'on les prenne pour des objets banals, pour les accessoires d'une proposition sur l'art. Je ne voulais pas qu'on leur prête une aura parti-culière. Le mécanisme du désir dans le marché de l'art contemporain repose encore sur la même sacralisation que les reliques chrétiennes. C'est ce type d'a priori sur l'art qui a été le plus difficile à combattre. À cette époque, au milieu des années 1960, l'usage de la photographie était lié à ces artistes qui rapportaient dans la galerie des photos du désert, ou à d'autres qui, vers 1968, ont commencé à utiliser la photographie comme le matériau même de leur travail. Selon moi, c'était déjà en train de devenir une nouvelle façon de peindre. C'est à ce moment-là que je me suis mis à utiliser les médias. Des travaux anonymes dans les magazines et les journaux, sur les panneaux d'affichages publicitaires muraux ou sur les bus… J'ai lâché des prospectus d'un avion, j'ai diffusé un spot de trente secondes à la télévision canadienne… C'était un travail qui interdisait tout préjugé. Et bien sûr je refusais de signer les journaux, afin de ne pas les transformer en une forme d'œuvre traditionnelle. Je me suis contenté de les rassembler et finalement, des années après, toujours non signés, ils ont été déposés au Van Abbemuseum de Eindhoven. Pour moi, il était important qu'on prenne cette activité au sérieux, que ça ne soit pas une coûteuse décoration d'intérieur mais une démarche qui ait sa propre validité. Une démarche qui emprunte à la tradition de l'art – assez conservatrice sous bien des aspects – et qui en extraie quelque chose pouvant produire du sens pour des personnes vivant à la fin du XXe siècle.

 

FGT : Je pense que l'art nous donne une voix. Quel qu'il soit, quoi qu'on en fasse. Les gens ont l'habitude de se plaindre du monde de l'art. Mes étudiants, par exemple. Et je leur réponds : le “monde de l'art”, ça n'existe pas. Vous ne trouverez pas sur Broadway un bâtiment portant un panneau lumineux disant “Ici Monde de l'Art”. Vous ne pouvez pas frapper à la porte et dire “Salut, Monde de l'Art, comment ça va ?” L'art est constitué de différents mondes, ce n'est pas une structure monolithique.

 

JK : Différents mondes qui s'entrecroisent.

 

FGT : Il y a différentes institutions, de la même façon qu'il y a différents projets artistiques que nous pouvons utiliser pour nos propres fins. C'est ainsi que je vois l'art, comme une possibilité d'avoir une voix. C'est quelque chose de vital.

 

JK : Tout ceci me fait penser à Ad Reinhardt. Vous avez présenté son œuvre comme un “passage” à l'intérieur d'une histoire du milieu de ce siècle. Peut-être s'agit-il de cette période de transition entre les idées originelles du modernisme et là où nous en sommes aujourd'hui. Il a traversé cela, il était ce passage. Et son travail était vraiment le développement d'une voix, d'une voix artistique, tel qu'on entendait ce mot à l'époque. Et d'une certaine manière, cela pouvait même paraître conservateur. Mais ce qui est intéressant, c’est qu'il a réalisé ce “passage” avec une telle sévérité et une telle résolution que son œuvre majeure – les peintures noires – dégage une incroyable force de synthèse. Elles sont si pleines qu'elles apparaissent parfois comme vides, ce qui est un des délicieux paradoxes de Reinhardt. Et pour moi, quand on considère ce “vide”, son “plein” apparaît comme évident dans tous les autres aspects des activités de Reinhardt. Dans ses bandes dessinées, dans son enseignement, dans tous les débats auxquels il a participé, dans ses incroyables diaporamas, dans ses écrits. Tout cela démontre bien l'importante responsabilité de l'artiste, son action morale. Cela m'a énormément apporté quand j'étais un jeune artiste. Les artistes ont une responsabilité particulière. Notre activité doit apporter une différence. Comme le disait Reinhardt, “L'art n'est pas la face spirituelle des affaires”. Ceci est crucial si l'on veut comprendre le changement qui s'est opéré entre l'artiste comme décorateur, maniant des formes et des couleurs et l'artiste comme un activiste culturel préoccupé par la production de sens. L'activité de Reinhardt, productrice d'un sens total, a été mon point de départ quant à la nécessité de ce changement. Il y a des différences entre ce que font les artistes, mais il doit exister une sorte de conscience morale en arrière-plan de leur activité. Sans pour autant que cette conscience soit moralisatrice. Il s'agit, dans notre pratique, de produire du sens. C'est toujours un acte politique.

 

FGT : Je voudrais revenir à ce dont nous parlions auparavant : l'art considéré comme une antenne de ce qui se passe dans la culture, de ce qui se passe vraiment, et de ce qui est sur le point d'advenir. Après toutes ces années d'art conceptuel, qui en demandait tant au public, tant de participation, tant d'implication intellectuelle, nous sommes revenus dans les années 1980 à cette coûteuse décoration d'intérieur. Vous avez remarqué ? Ces grandes toiles destinées à décorer des bureaux désormais vides. Ce fut pour moi une époque vraiment effrayante, je voyais ça comme une pratique vraiment ahistorique.

 

JK : C'était désespérant de voir resurgir ce qu'on avait mis tant d'années à combattre.

 

FGT : Comme s'il n'existait pas de mémoire collective, pas de passé.

 

JK : Exactement. Une élimination complète du passé.

 

FGT : C'était comme une célébration… Trop effrayant pour être drôle.

 

JK : C'était une parade ahistorique de la tradition en l'honneur du marché.

 

FGT : Tout à fait. Un renoncement à toute notion d'historicité, à toute forme d'engagement, et à toute prise de position au travers de l'œuvre. C'était juste une production massive d'éclaboussures de peinture qui ne voulaient rien dire. Mais cette gesticulation a causé elle-même sa perte, en prouvant combien elle était vide par sa propre inanité.

 

JK : Il ne s'agissait que de citer des formes artistiques ayant fonction d'autorité. Et, pour le marché, l'autorité est synonyme de qualité.

 

FGT : Rien à voir avec la peinture de Reinhardt, qui était une demande d'ordre intellectuel à l'adresse du public, requérant de sa part une acceptation et un engagement, puisqu'il s'agit juste de peinture noire sur un fond noir. Et il faut même plusieurs minutes pour distinguer les différents noirs. Tout à fait autre chose que ce qui était demandé au spectateur de ces immenses toiles pleines de giclées de couleurs et de minables faisant je ne sais quoi dans l'East Village. Des gamins d'américains moyens, vivant dans l'East Village, le transformant en quartier cher et branché, et peignant tard dans la nuit. Waou, quelle vie de bohème !

 

JK : Avec leurs vêtements hors de prix… Habille-toi comme un yuppie et peins comme Pollock !

 

FGT : Oui. Et puis peindre en portant ces vêtements, et aller le raconter au magazine People. Regardez, on est une chouette bande d'allumés et la nuit, on fait des trucs dingues ! C'est comme ça qu'on se représente les artistes. Ces gens-là…

 

JK : Mais c'était la seule chose qui pouvait encore choquer : peindre en costume Versace. L'artiste d'avant-garde qui choque la classe moyenne, ça, l'art n'y parvenait plus. Il fallait qu'ils portent un costume pour le faire, c'était la dernière icône à briser.

 

FGT : C'est amusant, je n'avais jamais vu les choses ainsi. Mais j'ai toujours été très étonné de voir à quel point ces personnes désiraient vivre une vie d'artiste. C'est cela qu'on attendait d'eux, jouer le rôle d'un artiste, se conformer à une définition une fois de plus. Il ne faut pas oublier ce qui se passait à ce moment-là d'un point de vue économique et politique en Amérique. C'était l'apogée de l'empire Reagan, l'apogée des junk bonds. Et cette nouvelle clientèle avait besoin de…

 

JK : Ils avaient besoin d'un contexte social significatif dans lequel ils sauraient comment dépenser leur argent.

 

FGT : C'était devenu la face spirituelle des affaires. (rires) Mais quelle spiritualité ! Encore une fois, ça ne faisait que refléter ce qui se passait dans les affaires. L'époque des junk bonds et des banquets des sociétés de crédit immobilier. Je n'ai pas de mot pour décrire cela, parce que c'est ce pourquoi nous payons aujourd'hui encore. Peut-être l'ignorez-vous, mais l'Etat-providence, c'est bel et bien fini. Quand l'Amérique dépense un dollar pour l'aide sociale, elle en dépense six pour renflouer les sociétés de crédit immobilier.

 

JK : Qui ont littéralement été pillées par le cénacle de l'administration Républicaine durant ces douze dernières années.

 

FGT : Exact. Les Républicains étaient censés combler le déficit et ils l'ont triplé. Ils ont changé les priorités de notre économie et de notre société. Prenez le complexe militaire. En 1980, le budget de l'armée était six fois plus élevé que celui du logement. Et en 1989, il l'était trente et une fois ! Alors qu'on ne s'étonne pas qu'après douze années de ce système, les artistes deviennent la dernière menace. La production culturelle est leur dernière limite. Ils ont déjà changé l'économie de ce pays. Alors que veulent-ils maintenant ? Ils veulent une culture bien propre qui reflète les Valeurs de la Famille Américaine. En même temps, il faut reconnaître qu'ont émergé de nombreuses pratiques artistiques de qualité durant les années 1980, surtout chez les femmes, dans le camp féministe.

 

JK : Absolument. Face à des artistes comme Schnabel et Lupertz, qui faisaient ces trucs incroyables, ces grandes “Expressions”, ces productions phallocentriques, l'alternative parfaite, l'antidote parfait a été apporté par un groupe de femmes. Ce phénomène existait également en Europe mais c'est à New York qu'il a été le plus fort. Le meilleur de l'art était là.

 

FGT : Espérons que l'histoire saura le retenir.

 

JK : À mon avis, ces pratiques ont déjà bien relativisé toute cette production picturale. Parce que c'est principalement le marché qui lui donnait son sens. Et le marché l'a laissé tomber. Or, sans le marché, tout cela n'est plus rien. C'est amusant de voir que, lorsque le marché du pétrole s'effondre, le marché de la peinture à l'huile aussi ! Vous savez, je n'ai jamais vraiment su combien les autres artistes vendaient leur œuvres. Cela aurait même été embarrassant de le savoir. C'est quelque chose que je n'aurais jamais osé demander. Et je me souviens qu'un jour, un des assistants a été le premier étonné qu'un des plus jeunes et récents artistes de la galerie connaisse la cote de chacun des autres.

 

FGT : Comme un index de cotations boursières.

 

JK : Ou comme les paris aux courses. Et c'était le prix des œuvres qui déterminait les gagnants, pas les œuvres elles-mêmes.

 

FGT : Ce qui est drôle, c'est qu'à cette époque, si ces artistes ne vendaient pas la totalité d'une exposition le soir du vernissage, leur carrière s'écroulait. L'épopée du Maître tout-en-couleur. Cela me fait penser à cette récente émission sur l'art, 60 minutes.

 

JK : Complètement stupide. Inculte même. Pendant longtemps, quand je prenais l'avion, je lisais Time ou Newsweek. Je sautais toujours la rubrique art, parce que c'était terrifiant, ils ne savaient pas de quoi ils parlaient, la plupart du temps ; mais je lisais toujours avec beaucoup d'attention les articles scientifiques ou sur d'autres sujets. Et puis un jour je me suis dit, attends une minute, s'ils sont nuls sur le sujet que je connais bien, il y a peu de chances qu'ils soient meilleurs ailleurs.

 

FGT : L'émission 60 minutes était d'un certain côté très gratifiante pour moi : elle sentait tellement les années 1950 qu'elle se parodiait et se détruisait elle-même. “Qu'est ce que l'art, qu'est ce qu'il n'est pas ?” Stop ! C'est bon ! En être encore à se poser ce genre de questions, c'est vraiment triste. Tout ce qui advient dans la culture n'advient que par nécessité. 60 minutes a présenté en 1993 certaines productions artistiques qui questionnaient et critiquaient le marché, mais elle n'a jamais critiqué la pratique rétrograde des peintres “héroïques” des années 1980.

 

JK : Bien sûr, parce qu’aujourd'hui le marché est faible. Cela n’aurait jamais eu lieu dans les années 1980. À cette époque, tout le monde était débordé de travail.

 

FGT : Il y a autre chose : l'art qu'ils avaient décidé de décrire et de critiquer est un art qui est à la limite de l'art. Prenez Jeff Koons : qu'on aime ou pas ce qu'il fait, c'est une auto-parodie. Une parodie des crimes économiques et des excès spéculatifs des années 1980. C'était une production artistique nécessaire et sensée.

 

JK : C'est intéressant que ces limites aient été associées aux limites de ce que peut être l'art. Mais néanmoins, ça rend les gens nerveux quand l'art traite de ces choses-là.

 

FGT : Je ne sais pas si ces gens-là l'aurait mieux reçu s'il s'était agi de peinture plutôt que d'objets.

 

JK : Apparemment, même Ryman était considéré comme radical. Ryman, c'est quand même le chouchou des universitaires de la classe moyenne, qui constituent aujourd'hui les plus conservateurs des critiques d'art. Je pense aux théoriciens néo-formalistes comme Thierry de Duve ou Yve Alain Bois. Quoi que Ryman ait pu représenter dans les années 1960, il ne représente plus la même chose aujourd'hui (et honnêtement, on peut se demander si c'est de sa faute ou pas). Il ne faut pas perdre cela de vue. Mais de toute manière, dans cette émission, un Ryman était considéré comme une peinture “vide”.

 

FGT : Mais je pense que sa beauté réside là.

 

JK : Oui, mais Reinhardt est bien plus fort. Il faisait également des peintures “vides”, mais la différence c'est ce qu'il faisait d'autre. Contrairement à Ryman, il n'a pas laissé les critiques élaborer le sens de son œuvre à sa place. Reinhardt était radical.

 

FGT : N'importe comment, nous sommes toujours gênés par cette étiquette “art”, comme pour la plupart de vos travaux… Et je trouve ça bien… Pour moi, c'est ça la beauté.

 

JK : Ah oui, vraiment ?

 

FGT : Au nom de ce prétendu art, nous sommes supposés jouer un certain rôle, produire certains objets ayant des qualités spécifiques. Et cependant, nous rejetons ces notions et produisons un corpus d'œuvres, d'objets, qui ne suivent pas ces restrictions. C'est en cela que je parle de beauté à propos de ces… Je ne sais même pas si on doit les appeler des démarches radicales.

 

JK : Oui, c'est difficile de trouver le terme juste. Mais que proposer d'autre ?

 

FGT : Reinhardt est une voix très particulière, très spéciale. Unique et saisissante. J'ai lu le livre qu'a fait Reinhardt à l'occasion de son exposition au Jewish Museum. J'ai été très impressionné par sa biographie, par la manière qu'il a eu de mélanger des événements historiques à ceux de sa propre vie. Je n'ai jamais vu cela fait de manière si minutieuse. Cela m'a beaucoup touché parce que je crois que les questions sociales, politiques et historiques, devraient trouver leur place dans l'atelier, de la même manière qu'elles façonnent ce que nous sommes.

 

JK : Je me souviens du vernissage de cette exposition, je la regardais et je me disais : quelle idée géniale ! A l'époque, ça détonnait vraiment. Tout le monde se demandait : comment ça se fait qu'il rapporte tous ces trucs à sa biographie ?

 

FGT : Ces trente dernières années, la psychanalyse, le marxisme, et par dessus tout le féminisme, en étudiant comment fonctionne la subjectivité, ont vraiment remis en cause la division entre public et privé.

 

JK : C'est ce dont votre travail traite tellement bien.

 

FGT : Certains de mes travaux, ces dernières années, sont des portraits dans lesquels je demandais à des personnes de me donner une liste d'événements survenus au cours de leur existence, des événements privés, que je mélangeais à des événements publics. Je mettais plus ou moins en rapport ces événements publics avec des événements soi-disant privés. À ce stade de l'histoire, comment peut-on encore parler d'événements privés ? Ou de moments privés ? Alors que la télévision et le téléphone ont envahi notre intérieur, que l'Etat légifère sur nos corps. Seul subsiste peut-être la propriété privée. Voir Reinhardt inclure l'indépendance de l'Inde dans sa biographie est pour moi très révélateur. Parce que de tels événements affectent ce que nous sommes dans le privé – nos pratiques et nos désirs les plus privés sont déterminés et affectés par la sphère publique, par l'histoire.

 

JK : Ce à quoi je faisais référence tout à l'heure, c'est que les jeunes critiques néo-formalistes dénaturent, et finalement manquent complètement, le cœur du problème. Ils se penchent sur les peintures noires de Reinhardt mais ils ne se rendent pas compte qu'elles parlent autant de lui que sa biographie. Les deux sont indissociables. L'homme qui a inclus l'indépendance de l'Inde dans sa biographie est le même que celui qui a réalisé les peintures noires. Le problème avec ces critiques est qu'ils n'envisagent pas la démarche comme une totalité. Ils s'intéressent uniquement à ce qui est étiqueté “œuvre d'art” parce que c'est ce que le marché reconnaît seulement comme tel. Ils continuent à compter sur le marché comme producteur du sens de l'activité artistique. Mais nous, en tant qu'artistes, nous savons qu'il s'agit d'un vaste processus dont il est vain d'isoler et de promouvoir certains aspects spécifiques. Ils s'articulent et s'informent les uns les autres.

 

 

 

Traduction: Raphaële Vidaling

 

 


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TROUBLE 1, 2002

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