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FRANCK SCURTI
CONDITIONS DE L'ARTISTE À L'ÈRE DU MCWORLD
2001


La seconde partie du texte de Franck Scurti a été publiée dans le catalogue de l'exposition “Micropolitiques”, Le Magasin, Centre national d'art contemporain, Grenoble, 2000.

 

 


 

Pour qu'une logique économique sur le travail d'un artiste devienne hégémonique, il faut, au même titre que n'importe quel produit de consommation, que celui-ci s'adapte aux grandes lignes stratégiques du marketing. Il semble que pour être définie comme ayant de la valeur, une œuvre doive répondre à certains critères de médiatisation : être exposée dans une galerie ou un centre d'art, être le sujet de critiques puis être reproduite dans des revues d'art (elles-mêmes financées par la publicité provenant des galeries…). Comme dans l'industrie du disque, l'artiste doit être enregistré avant d'être diffusé. Ajouté au coût de production, le coût de la promotion entraîné par la mondialisation et la médiatisation des œuvres appelle un support financier que seules les instances économiques dominantes peuvent assurer. En contrepartie, celles-ci gagnent de plus en plus de poids dans l'évaluation des valeurs artistiques. L'œuvre, pour exister sur le marché, doit seulement afficher une identité plastique stable, déterminée par les critères du milieu et qui doit se reproduire pour s'inscrire socialement. Il est intéressant de remarquer que pour certains artistes, l'utilisation d'une couleur, d'un matériau ou d'une forme associés à leurs noms, agit comme une image de marque au même titre qu'un logo pour une entreprise. En fait, plus que de simples “producteurs”, ces artistes proposent dans leurs travaux un “état d'esprit”, au même titre que Nike ne vend pas des Baskets mais “du sport pur”, ce qui relève de la mythologie et de la transcendance commerciales. Alors que le problème pour beaucoup d'artistes “conscients” est de comprendre comment présenter leurs critiques du système capitaliste sous la forme d'un produit qui fait précisément partie de ce système. On peut remarquer que la plupart du temps, il suffit à l'artiste de travailler “comme il sent” pour au final travailler “comme il doit” ; c'est-à-dire se fondre dans les normes et les valeurs des modèles capitalistes dominants. Il existe une réelle perte de négation critique dans la pratique artistique contemporaine, alors que celle-ci pourrait être posée comme un principe dynamique de l'œuvre face à la réalité. Par exemple, c'est par un travail quotidien dans son atelier que Michelangelo Pistoletto a su briser l'identité stylistique et commerciale de son œuvre au milieu des années 1970 (avec les Objets en moins). En France, dans les années 1980, BazileBustamante ou Alain Séchas ont su, à un moment donné, opposer leurs productions au marché, en fracturant l'identité de l'œuvre et celle de l'artiste, ou en proposant des modes de production soigneusement inappropriés aux contraintes commerciales. Aujourd'hui, Gabriel Orozco, Maurizio Cattelan, les collaborations diverses entre Mike Kelley et Paul McCarthy, Philippe Parreno, Pierre Huyghe, Carsten Höller, Rirkrit Tiravanija, arrivent par moments à déstabiliser les rapports entre l'œuvre et 1'auteur…

Les artistes qui acceptent un mécanisme de demande évolutive sont souvent contraints de se répéter pour affirmer leurs positions, et une fois qu'ils sont dans l'actualité, ils doivent pour la plupart accepter d'en être exclus aussi rapidement qu'ils y sont apparus. Ainsi, c'est par le rythme effréné des expositions proposées, que l'individu passe d'un mode de création indépendant à une logique de production, d'un travail quotidien au pragmatisme de la réponse face à la demande. Sous cette avalanche médiatique et idéologique, quelques artistes poursuivent cependant un travail d'analyse critique, soit en déstabilisant leurs modes de production, soit en se livrant à un commentaire du contexte institutionnel. C'est justement sur le mode de la réponse face à la demande institutionnelle que des artistes comme Michael Asher, John Knight ou Daniel Buren ont basé leurs travaux à partir du milieu des années 1970. La réponse, telle qu'elle était pratiquée par ces artistes, était fondée en partie sur la croyance que la société laisserait une marge de liberté d'expression à ceux qui la critiquent et qu'elle aurait toujours la capacité d'intégrer ce qui se présente, à tort ou à raison, comme sa négation. En fait, l'époque où ce genre de choses était généralement toléré ou subventionné par des entreprises, des ministères ou des municipalités, est révolue. Nous sommes entrés dans l'ère de ce qu'on a appelé le “nouvel ordre mondial”, qui a pour conséquence immédiate la fin du consensus dans tous les domaines, dans le social, dans la politique et la culture. Les artistes, les commissaires d'expositions qui n'avaient pas prévu, comme beaucoup, le retour de la crise économique et le renversement des valeurs consensuelles, le découvrent aujourd'hui avec effarement, en voyant leurs expositions et leurs œuvres censurées. La transformation de la critique idéaliste du cadre artistique des années 1970 en une “esthétique relationnelle” dans les années 1990, semble se profiler parfaitement sur ce renversement des valeurs consensuelles. Fondée principalement sur la sphère “des relations inter-humaines”, la critique radicale laisse place à des tentatives microscopiques, telles que l'organisation d'une fête (Parreno), une cantine nomade (Tiravanija), etc. Ouvrier, architecte, chef d'entreprise, anthropologue, rock star, le modèle social de l'artiste évolue lui aussi en fonction de l'époque et du marché. Dans une société qui formate et étiquette tout ce qui se rapporte à un nom ou à un statut social, on peut comprendre que les artistes cherchent à endosser d'autres rôles. Mais il est surprenant que, pour la plupart, il s'agisse simplement d'un sujet de travail romantique, teinté d'utopie ou encore une quête de légitimité pour leurs pratiques. Comment déstabiliser sa position à partir du moment où celle-ci devient une pose ? Comment ne pas être assigné à un rôle ? Ces questions, quand elles sont posées, restent souvent sans réponse. La plupart du temps, ni le statut de l'artiste ni bien sûr celui de l'ouvrier, ne sont remis en question. Que reste-t-il ? Au fond, le seul modèle social viable pour l'artiste aujourd'hui serait peut-être celui de l'artiste lui-même, s'il accepte la dépossession d'un rôle social clair et médiatique, comme une économie pour son propre travail. Car l'artiste reste un des rares individus libres, avec la capacité de se créer un espace personnel, disponible au dialogue, et doté d'une force visuelle de proposition dynamique. Économie, production, diffusion, ces mots résonnent si fort dans le champ artistique que l'on en oublie presque celui de création ; pourtant l'on crée toujours un modèle avant de le produire en série. Comme l'économie, la production relève du calcul et des nombres, de méthodes et de précisions. La création, elle, relève de l'expérience, du hasard et parfois de l'échec… L'usage du mot “diffusion” repose quant à lui essentiellement sur une éventuelle attente du public. C'est vrai, de plus en plus de gens s'intéressent à l'art contemporain. Centres d'art, galeries, le nombre de nouveaux lieux destinés à l'art est croissant. Il paraît qu'il se construit un musée par mois en ce moment dans le monde. Face au musée d'art moderne, le concept de musée d'art contemporain est un phénomène relativement récent. Sa facilité à s'adapter aux évolutions technologiques liées au travail des artistes est étonnante. Même si le temps d'adaptation est forcément quelque peu en retard par rapport à celui de la création, on peut remarquer que celui-ci instaure presque simultanément un moule en fonction duquel les œuvres à venir vont se réaliser. C'est à nouveau l'œuvre qui doit s'adapter au musée, alors que c'est le contraire qui devrait advenir. Si certains médiums paraissent participer à un nouvel académisme, c'est souvent dû en partie à l'adaptabilité des institutions aux signes du temps. Gabriel Orozco disait que la vidéo-projection était devenue le cadre doré des années 1990. Cette capacité d'adaptation des institutions aux phénomènes de mode va de pair avec celle du secteur privé, toujours en quête de nouvelles légitimités : pour relooker son image, Christie's organise des expositions non suivies de ventes, la section “Art Unlimited” à la foire de Bâle se veut un “musée temporaire”… Ainsi le monde de l'art tente-t-il constamment de renouveler la vision du public : biennales de Venise, Berlin, Valence, Lyon, etc., et de son marché : Art Basel, Chicago Art Fair, Fiac, etc. Cependant, on peut remarquer que, pour faciliter l'exportation et l'identification d'une scène artistique sur le marché mondial, les institutions et les médias ont tendance à la rassembler sous un label national. En Grande-Bretagne, le terme “YBA” tire son origine des expositions successives du “Young British Art”, à la Saatchi Gallery (en 1992). Il a été ensuite repris par le British Council pour ses campagnes de promotion à l'étranger. En France, suite au succès de nos DJ à New York, des journalistes, rejoints ensuite par quelques institutionnels, s'exprimaient en termes de “French Touch” pour qualifier la scène artistique française…

Il semble pourtant que l'aspiration à une identité nationale comme forme de promotion n'est en fin de compte qu'une expropriation touchant à l'autonomie de l'artiste. Structurellement, l'art est le dernier terrain libertaire dans la société. Aujourd'hui, pensée locale et pensée globale sont simultanées dans le travail des artistes et les questions portent moins sur la ville ou le pays dans lequel l'artiste vit, que sur la façon dont il circule et oscille entre ces sphères.

 

Lorsque les Philippins récupèrent les jeeps abandonnées par l'armée américaine à la fin de la Seconde Guerre mondiale, qu'ils les décorent suivant leurs propres codes culturels et les utilisent ensuite comme des taxis collectifs (les “jeepneys”), on peut dire qu'ils créent une forme d'identité et de résistance locales. Pourtant, on constate que l'ornementation des “jeepneys” passe de plus en plus par le recours à une imagerie importée, la culture McWorld sous les dehors de Garfield - le chat philosophe -, des pubs Nike ou des Bunnies de Playboy. Ainsi, l'équilibre entre une tradition locale et la “culture monde” est confirmée et démentie simultanément dans l'histoire des “jeepneys” ; on est toujours proche d'un lieu, d'un pays, et étranger à la fois. Je pense que cette capacité à détourner les objets, à se réapproprier les codes relève plus d'un besoin d'appartenance au monde, d'un désir de reliance à l'autre que de quelque chose de subi. Nous sommes conscients des différences, on évolue avec des formes, mais aussi contre ces formes. On s'approprie des signes par des micro-situations, en rapport à sa culture, en relation avec soi-même, avec les autres… Dès qu'un individu s'exprime publiquement, on peut dire que son action est politique ; c'est à partir du moment où une œuvre interroge le vivre en commun des hommes que l'on peut la qualifier de politique et ainsi laisser à l'artiste le soin d'affirmer sa responsabilité.

J'ai développé à travers un ensemble de propositions une réflexion sur les pratiques quotidiennes comme une alternative à la notion de projet. L'idée sous-jacente à cette activité est d'établir et d'expérimenter la pratique artistique sur la même base que ce qui structure nos décisions quotidiennes. Ainsi, j'ai reproduit la porte de la boulangerie de mon quartier, filmé un verre de bière à la terrasse d'un café ou refait la semelle de mes chaussures. Un ensemble fragmentaire de petites modifications articulées sur des détails du quotidien. Plus que des projets, ceux-ci sont plutôt des moments, c'est-à-dire tout simplement l'émission de signes, le développement libre et continu du mouvement d'une pensée. C'est très différent de la notion de projet parce que cela ne comporte pas d'hypothèse de programmation, de commande, mais plutôt une politisation des pratiques quotidiennes comme l'acte d'un présent. Un rythme propre qui ne dépendrait pas seulement d'un tempo institutionnel, car comme “toute œuvre est politique”, tout ce que je touche n'est pas forcément de l'art.

 

 


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TROUBLE 1, 2002

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