CHRISTOPHE DOMINO
LA VALSE DES ÉTIQUETTES (MAHÉ'S BUSINESS)
2001
TROIS EXPOSITIONS CONSACRÉES AU TRAVAIL DE GILLES MAHÉ SE SONT TENUES EN 2001 :
RENDEZ-VOUS À LIMOGES, ESSAIS POUR UNE ANTHOLOGIE, PROPOSÉE PAR YANNICK MILOUX AU FRAC LIMOUSIN DU 19 AVRIL AU 16 JUIN 2001 ;
RENDEZ-VOUS À CAEN, GILLES MAHÉ, UNE AFFAIRE DE VALEUR, PROPOSÉE PAR CHRISTOPHE DOMINO AU FRAC BASSE-NORMANDIE DU 15 JUIN AU 7 OCTOBRE 2001 ;
RENDEZ-VOUS À QUIMPER, GILLES MAHÉ EN IMAGES, PROPOSÉE PAR JEAN-MARC HUITOREL AU QUARTIER À QUIMPER DU 26 OCTOBRE AU 30 DÉCEMBRE 2001.
UNE MONOGRAPHIE EST EN PRÉPARATION, À PARAÎTRE AUX ÉDITIONS JEAN-MICHEL PLACE EN MAI 2002. ET EN 2003, RENDEZ-VOUS À GENÈVE, AU MAMCO.
La circulation entre valeur vénale et valeur esthétique n’a pas attendu la généralisation du cancer marchand que consacre le troisième millénaire naissant pour que des artistes s’y intéressent. Certains l’ont fait comme citoyens dans un face à face avec les réalités de l’économie et les discours qui s’y confrontent, en acceptant les enjeux idéologiques ; tous le font dans le défi à l’économie que demeure le sort social de l’artiste, qu’il réussisse ou qu’il rame au RMI. D’autres artistes enfin s’occupent à tisser des liens explicites entre leur art et l’économie, sinon entre leur art et leur économie. La trajectoire d’un fils d'immigrés tchèques, prolétaires des faubourgs de Pittsburgh, devenu peintre du grand monde à New York, serait à elle seule assez explicite, d’autant que l’intéressé renchérira, entre provocation et pragmatisme, en assimilant art et art des affaires : Warhol s’impose ici à la fois par la hauteur spectaculaire à laquelle il hisse la confrontation entre pratique de l’art et économie de possédants, mais aussi par l’indécidable ambiguïté de sa position, entre indulgence pour la morgue des nantis et sa propre suffisance d’outsider, entre complaisance du portraitiste et insolence de ludion social. C’est que la production de la valeur en art demeure une étrange affaire, qui relève du secret voire de la crapule, tant ses règles, davantage même que celle du profit capitaliste ordinaire et du bénéfice boursier, semblent obscures, inavouées, insondables… “Le marché de l’art, c’est l’énigme même du marché. Le marché à l’état pur”, note le philosophe Jean-Joseph Goux. Il précise : “La valeur n’est plus valeur en soi, inscrite au ciel des idées, inhérente aux choses ou garantie par la règle universelle d’un étalonnage fixe. La valeur est d’abord valeur pour moi en tant que je suis un être sentant et désirant. La valeur ne vient pas de l’objet vers le sujet, elle part du sujet pour se projeter dans les choses.” Pour preuve encore : on sait comment les héros de l’affairisme ordinaire en viennent volontiers, après avoir essayé tous les autres jeux, à se frotter à ce vertige de profit irrationnel que laisse miroiter l’art, profit symbolique, social, économique… Dire que les Eighty Two-Dollar Bills, Front and Rear (1962) appartiennent à la collection Ludwig ! Qui rafle la mise et la plus-value, ici ? L’ironie sauvage de Warhol, le réalisme du collectionneur ? Car s’il s’entend bien que le marché de l’art produit ce vertige, au terme d’une circulation de l’œuvre-marchandise, les artistes dépossédés des bénéfices de leur travail (et de ce travail sans auteur qu’est le succès en art) n’ont pas manqué d’intégrer à l’œuvre-sens la production de la valeur. Quelques écus, voisins d’une grenade ou d’un sablier, brillaient déjà dans les vanités hollandaises du XVIIe siècle. Qu’ils jouent avec le langage de la monnaie, avec la symbolique des icônes, avec les logiques de circulation et sur le théâtre de l’échange, ils jouent avec ce qu’ils n’ont pas, et surtout ils jouent hors de toutes règles, dans la paradoxale gratuité du sens en train de se faire : ils peuvent, dans l’espace de la signification du moins, ramener l’arbitraire économique sous la seule autonomie de leur décision, sans autre autorité que leur légitimité d’artiste, celle par exemple de jeter de l’or à l’eau, pour les Cessions d’immatériel d’Yves Klein en 1962, dans une mise en scène de la transaction au travers d’un geste de bravade qui se fait fort de la figure de l'artiste-héros, c’est-à-dire d’une attitude qui n’échappe pas à la production de valeur traditionnelle dans l’art, pas plus que celle de Warhol, par exemple. C’est d’une trajectoire artistique sans épargne et sans garantie, sans valeur sûre ni caution héroïque dont il sera question ici, avec Gilles Mahé.
Le paradigme économique traverse en effet de part en part le travail de Gilles Mahé, mais à contre-pied de toute mécanique d’héroïsation. Il n’en va pas pour autant du double inverse de l’enchère héroïque : d’une disparition, d’un effacement, autre voie, souterraine mais souveraine, de spéculation héroïque. Mahé est présent à son œuvre, très présent, actant mais de manière bien peu démonstrative la superposition entre vie et œuvre, non comme une crânerie historiciste mais comme une réalité du travail de l’art. À preuve (s’il en fallait) cette affiche datée de 1972, donc presque inaugurale dans son parcours artistique, qui annonce avec un graphisme commercial de supérette d’époque : “Achetez Mahé ! Achetez Mahé ! Achetez Mahé avant la hausse !” Ironie programmatique, qui répond d’avance au cynisme marchand, non en se refusant à la logique commerciale au nom d’une pureté extra-économique, mais en s’inscrivant sur un mode distancié et ironique dans le marché ; et plus précisément encore dans un marché qui s’affirme spéculatif, promettant la réévaluation d’une marchandise désignée, réduite au seul nom de l’artiste, à la signature faite marque. L’ambiguïté de cet énoncé promotionnel tient aussi à son double sens, qui voit se superposer signature et nom de personne, laissant entrouverte l’hypothèse d’une acquisition qui, en portant sur l’œuvre, porterait aussi sur l’individu, l’artiste devenant alors un “vendu” au sens moral. Vendu à tous est d’ailleurs devenu le titre d’un projet en forme d’offre de service activé entre 1995 et 1996, qui consistait à ce que l’artiste se propose comme producteur d’une œuvre dont le collectionneur fixerait le sujet, le médium, le format, et même le prix, révélant l’équivoque morale de la position de l’artiste dans l’affaire marchande. Surtout, la formule “avant la hausse !” se révèle pertinente (et à proportion ironique) à l’égard de ce caractère du marché de l’art d’être animé par la mécanique de l’anticipation, elle-même alimentée par une complexe et très peu logique logique d’initiés. En tout cas, à partir de cette entrée en matière, on doit s’attendre à ce que Mahé ne se refuse pas à s’inscrire dans le marché, mais au contraire qu’il s’y inscrive avec une application voire une insistance toute carnavalesque, qu’il n’ait de cesse, entre souhait réaliste et attente ironique, d’en appeler à sa reconnaissance marchande. Il faut comprendre cette tension à l’image d’une autre, clef de l’œuvre singulière de Mahé : celle qui joint la réalité vécue, son quotidien existentiel comme matériel (lieux, gens, espace intime, rencontres amicales, état d’esprit) et la réalité de sa production artistique dans ses matériaux, ses moyens, ses procédures, sa diffusion même. Au rebours d’un héritage de l’art comme lieu d’arrachement à l’ordinaire, le long de la sainte verticale du sublime, les principes de transformation qui font l’œuvre d’art (représentation, déplacement, condensation, fragmentation, j’en passe et non des moindres) sont inscrits selon le destin moderne dans l’horizontal du monde ordinaire, dans le projet d’une sécularisation que la modernité a largement promue, mais une sécularisation qui reste à faire quand on sonde la puissance rémanente du religieux dans les fonctionnements, même contemporains, de l’art (le trope du mystère et de l’ineffable et autres balivernes pour curés de l’esthétique demeurant un refuge rhétorique couru). L’on me pardonnera, je l’espère, l’aspect un rien monumental des oppositions historiques que je brandis là, mais il n’en faut pas moins, je crois, pour bien mesurer que Mahé fait bien plus que de prolonger une injonction programmatique telle le célèbre “faites de votre vie une œuvre d’art” : car ce programme-projet comprend encore la perspective d’une autre sorte d’élévation, celle de l’artiste en saint, qui fait de l’œuvre-trace un instrument d’(auto)hagiographie. Aucun ressort de ce genre dans la perspective Mahé : ce que sa position a de singulier et d’accompli tient à la manière dont il engage son ordinaire comme matière à œuvre, au-delà de la moderne superposition vie-œuvre : c’est à ce point d’équilibre entre affres vécues et enjeux des œuvres que Mahé mérite sans doute cette réaction lâchée au gré d’une conversation par une artiste a priori bien éloignée de sa pratique : “Ah ! Mahé ? Le précurseur… !”. (Notons d’ailleurs que par contraste avec le retard d’une reconnaissance publique, Mahé est un artiste pour artistes et que, par complicité ou proximité, ou par référence diffuse à une attitude, à une liberté, sa reconnaissance par nombre d’artistes est chose frappante). Précurseur ? Loin cependant de toute vanité du nouveau et d’ambition historique affichée (s’il n’est évidemment pas seul dans cette direction, il y est cependant d’une réussite rare), la façon Mahé de construire le rapport vie-œuvre lui est propre. Il investit sa vie dans son œuvre (à moins que ce ne soit le contraire), pour faire avec le familier un art familier ; en usant des figures communes à plusieurs registres de production de sens (art, communication visuelle, cinéma, littérature…), il fait de l’art une chose familière. Pour le dire autrement encore, l’opération importante qu’il produit n’est pas d’élever sa vie au rang d’œuvre, mais d’amener l’art comme procès du sens et des sens dans le familier de la vie, en pratiquant non pas une résolution des contraires, mais en unifiant la structure d’opposition idéologique vie-œuvre. L’opération se fait sans dénis d’un côté ou d’un autre, mais par l’invention du territoire propre qu’est son travail (j’hésite à cet instant sur le mot d’œuvre : non que je doute du statut d’œuvre de ce travail, mais c’est là un mot qui appartient si peu au registre de l’artiste…).
Repérer comment le paradigme économique traverse de part en part la production de Gilles Mahé éclaire cette dialectique œuvre-vécu. Car l’économie y est toujours amenée exactement à la fois comme une question vécue (renvoyant à une vie “de bohème”, de difficulté à joindre les deux bouts et en même temps de générosité et de partage, à une situation non pas hors marché mais dans l’extrême fragilité qui consiste, justement, à y être) et une question proprement esthétique puisque le jeu sur la dimension fiduciaire de la valeur (tant artistique que monétaire) apparaît comme sujet d’un bon nombre de pièces et de projets, et comme une question liée au statut et à l’existence des pièces où cet enjeu demeure implicite.
Mais si la question de la propre économie de l’œuvre et de l’autonomie du travail a hanté l’artiste, de manière parfois entêtante, il n’a pour autant pas un instant été question de tenir compte de cette exigence dans la production, c’est-à-dire de produire pour vendre. Tout au contraire, l’attitude de Gilles Mahé a toujours été bien plus de vendre l’invendable ; une attitude, on s’en doute, qui n’a jamais donné prise à la logique spéculative, d’autant que ses ambitions économiques, jamais cachées, se sont toujours limitées à l’obtention de moyens de production de nouveaux travaux, bien rarement prolongés par la production d’objets susceptibles de s’inscrire dans un marché, de pièces identifiables, uniques et indépendantes. Parallèlement, il a affiché, entre feinte et naïveté, un certain degré d’incompréhension devant le fonctionnement de l’économie réelle du monde de l’art, et a même parfois vécu sur le mode de l’exclusion les effets d’un travail lié bien plus (et “trop” lié pour en assurer le succès commercial) à une logique de projet qu’à une logique de produit. Il faudrait à ce point évoquer le peu de prise laissée au travail du marchand par des expositions qui, même quand elles se tenaient en galerie, n’offraient pas toujours matière à transaction. Ainsi la fidélité amicale de Samy Kinge dans sa galerie de la rue de Verneuil ne fut-elle guère payée de succès commerciaux, même quand Gilles Mahé montra là des meilleurs de ses travaux (Huit Jours chez Samy Kinge (1987), dispositif d’exposition associant images et objets, a attendu l’année 2001 et sa reconstitution pour entrer dans la collection du FRAC Limousin ; Mémoire d’une œuvre d’art (1991), une trentaine de pièces produites à partir de l’évocation en quelques lignes par une trentaine d’interlocuteurs du souvenir de leur premier émoi esthétique, ensemble aujourd’hui menacé par la désinvolture de l’artiste comme conservateur). Les pièces à produits multiples, qui comprennent le principe de production de méta-œuvres et de leur dispersion, ont circulé avec plus de succès (Extrarapide/vitevraiment chez Gaston Nelson en 1983, les photocopies produites par Art/Gens en 1991 (ce qui représente plusieurs centaines de collectionneurs, une indéniable victoire, mais à partir d’un prix unitaire des œuvres essentiellement symbolique…) ou Prix Choc (1994) montré à la galerie Gilbert Brownstone). Prix Choc, série de plus de 250 tableautins marouflés sur toiles au terme d’une circulation auprès d’autant de correspondants et en passant par un catalogage assuré par Jacques Villeglé, emprunte directement sa formule, d’ailleurs, comme l’affiche Achetez Mahé ! Achetez Mahé ! Achetez Mahé avant la hausse !, au marketing de marchand de légumes. D’ailleurs, la série a trouvé son départ dans les rebuts d’un magasin, par la récupération d'une ramette d’affichettes jaunes imprimées dans une typo datée de cette mention promotionnelle définitive : PRIX CHOC. Mais même à appliquer à l’œuvre l’affirmation qu’elle brandit, la dispersion est encore à compléter, même si des groupes significatifs de tableaux ont été achetés par des collectionneurs tant privés que publics.
Une fois encore, ce n’est pas tant la réalité (chaotique, on l’aura compris) de ses revenus artistiques ni une attitude de critique déconstructive des mécanismes du marché qui situent la position de Gilles Mahé, mais c’est bien plus sa manière d’esthétiser l’économique (c’est-à-dire de poser en termes proprement esthétiques la question de la valeur et pas de recouvrir d’une distance d’esthète, proche du cynisme, le rapport à l’argent). L’évocation de quelques œuvres, qui s’ajoutent à celles montrées pendant l’été 2001 au FRAC Basse Normandie de Caen dans l’exposition Gilles Mahé : une affaire de valeur, devrait faire apparaître cette dialectique de la valeur, et surtout une dimension que mon analyse n’a pas rendue sensible jusque là : celle de la jubilation amusée qu’il y a à forcer ainsi les certitudes idéologiques, celle de l’humour entendu non pas comme une chose légère mais comme cette faculté plutôt grave dans son résultat de faire signifier les choses à la fois sur le plan du sens littéral et du sens figuré, à faire de l’excès de sens une puissance de libération et d’interrogation.
Ce forçage des règles de la valeur est radicalement à l’œuvre dans une proposition de l’artiste faite dans le courant des années 1980, qui n’a qu’à peine touché au statut de pièce, mais qui est reproduite dans l’œuvre-archive Capital d’essai et dans 365 images dépositions qui est au FRAC PACA à Marseille : l’artiste en décrit ainsi le principe, en commentant une image de la pièce dans la bande vidéo qui accompagne la pièce de Marseille : “Ça, c’est un billet de vingt francs que j’ai vendu pour mille francs à agnès b. pour récolter de l’argent, enfin, j’étais censé faire des peintures qui puissent apporter de l’argent pour une association pour aider les gens atteints du cancer et j’ai trouvé intéressant de mettre moi-même de l’argent et d’aller vendre moi-même cet argent dix fois ou vingt fois plus cher.” Tout simplement. Ce qui reste des quelques ventes réalisées alors (cinq ou six dont deux ou trois sont repérables aujourd’hui… ), c’est le bénéfice pour l’association et, chez les “collectionneurs”- donateurs, le billet original auquel eux seuls, s’ils l’ont gardé, ont donné un statut d’œuvre pérenne. Ce qui intéresse Mahé ici n’est pas de produire une pièce, mais de mettre dans l’instant de la transaction son statut d’artiste au service d’une cause pour produire de la valeur par le simple énoncé de cette valorisation instantanée. La seule caution de valeur ici est purement performative : ce billet de vingt francs en vaut deux cents. En bon démarcheur, Mahé avait choisi une série de billets selon une logique de gamme qui fait partie du B-A-BA du représentant de commerce, des billets de 20, 50, 100 qu’il échangeait à des prix proportionnés (2000, 5000…) et (on imagine âprement) discutés. À l’image de cette conversion de valeur instantanée, il y a bon nombre de transactions déraisonnables dans l’œuvre de Mahé, des transactions contractuelles permises par la manière dont l’artiste engage, par sa médiation d’artiste, quelque chose de l’art qui permet de conduire des interlocuteurs (et si possible, ou même de préférence, des interlocuteurs qui n’appartiennent pas au monde de l’art) à rentrer par des investissements réels dans une sphère où la légitimité de la valeur est arbitraire, frivole, bref qu’elle est la folle du logis. L’histoire de Gratuit (une trentaine de numéros de1979 à 1994) qui inaugure au début des années 1980 le genre, couru depuis, du périodique d'images sans texte, est de ce ressort, consistant à publier un recueil d’images choisies le plus souvent par l’artiste ou par les complices qu’il avait, dans une entreprise qui supposait un incessant travail de démarchage ; un journal sans périodicité mais à diffusion gratuite. Les annonceurs permettent la gratuité, et l’artiste est celui qui, au milieu de ces circulations, attribue et distribue les valeurs, gratuité d’un côté, mécénat d’un autre.
Mais le dispositif à affoler la valeur le plus achevé dans l’œuvre de Mahé demeure sans doute Art/Gens, montré au centre Pompidou en 1990-91. Art/Gens a été conçu et installé à l’occasion de l’exposition Art & Pub et détruit au terme de l’exposition. Le dispositif occupait le vestibule d’entrée, dans la zone d’accès libre, et comprenait un photocopieur à vitre gravée, un micro-ordinateur pour identifier les collectionneurs, un moniteur vidéo, une urne-vitrine, l’ensemble installé sur un stand tournant. Un démonstrateur était présent aux horaires d’ouverture de l’exposition. “Faites de votre argent une œuvre d’art”, tel en était le slogan d’appel de ce pastiche sans deuxième degré de stand de foire. Le spectateur fixait son investissement : sa contribution devenait l’image-œuvre par tirage d’une photocopie unique de son billet, son chèque… La production d’images a été suspendue pendant quelques jours à deux reprises. Une première fois pour cause d’effraction de l’urne qui recueillait la mise des acquéreurs, au bout de quelques semaines de fonctionnement, et une seconde fois pour enquête de la brigade chargée de la répression du faux monnayage. Au terme de l’enquête, les photocopies ont porté la mention FAUX, introduisant une sous-collection avec variante dans la collection. Art/Gens manifeste une dimension clef de la circulation de la valeur selon Gilles Mahé, en montrant que le passage par l’image (avec la production d’œuvre comme résultante) déplace la valeur. L’art est ainsi manifesté dans ce qu’il est, tout comme l’échange monétaire : un contrat fiduciaire implicite, fondé sur la confiance mutuelle des interlocuteurs, mais très flottant quant aux règles de ce contrat. L’image, en tout cas, apparaît comme un opérateur de la conversion des valeurs, comme le lieu de passe-passe que dispose (et dont dispose) l’artiste mais aussi son interlocuteur, puisque, caractère encore de la théorie implicite de la valeur et règle de l’économie selon Mahé, elle est toujours dans une négociation à deux, un commerce où monnaie et œuvre ont en commun d’afficher une valeur faciale qui est un mode de représentation arbitraire, irréductible à la raison mais contractuelle, d’une valeur aux ressorts hermétiques, qui fait vaciller le partage trop étroitement reçu entre valeur d’échange et valeur d’exposition.
Au travers de pièces centrales dans son œuvre, Capital d’essais (1989), Gilles Mahé & associés SA (1990), dont le titre à lui seul convoque l’imaginaire d’un simulacre sérieux de business, mais aussi au travers d’innombrables projets développés ou de simples rêveries recueillies dans le désordre de carnets qui recevaient l’infatigable inventivité de l’artiste, par logique structurelle, par jeu de mots, par analogie, rapprochement ou détournement, les figures de l’économie sont ainsi massivement et discrètement prégnantes, qu’il s’agisse de définir des moyens de rétribution du travail artistique, d’inventer des modalités d’échange avec les institutions de l’art ou de rémunération du travail artistique (l’idée du SMIC-art précisément développée en 1995-96 pourrait se révéler demain une simple anticipation, et non plus une élucubration), qu’il s’agisse de structurer des dispositifs d’œuvre sur le modèle du négoce, qu’il s’agisse de pratiquer le commerce dans des magasins, le paradigme économique est un enjeu souterrain, tenant à part égale de la simulation et de la dénonciation, de la complicité et de la résistance. C’est ce contrat, cette construction conventionnelle, que l’art de Mahé interroge résolument, dans une combinaison jubilatoire de finesse et de géométrie, qui l’a souvent mené à pratiquer l’économie à l’échelle de la boutique : Chinatown (bazar chinois, Garches, 1975-80), Canapés (meubles et autres, rue de l’Université, Paris, 1985-88), Le Lafayette (café, rue Mogador, Paris, 1991) en passant par la blanchisserie désaffectée qui servit de cadre à l’exposition de 1978 pertinemment intitulée Rue de Lourmel. Il reste à inscrire Gilles Mahé dans une tradition de la boutique d’art, qui demeure, je crois, à inventorier et qui passe, bien sûr, par Ben, ou par l’Eye Scream, restaurant fondé à l’initiative de N.E.Thing Co et de son co-président, Iain Baxter, en 1977 à Vancouver… Il reste à suivre plusieurs des méandres d’une théorie selon Mahé, que dis-je, d’une doctrine, mais d’une doctrine contre les doctes, que l’on pourra peut-être qualifier d’iconomique. On y reviendra…
1 Jean-Joseph Goux, Frivolité de la valeur, essai sur l’imaginaire du capitalisme, éditions Blusson, Paris, 2001.