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BORIS ACHOUR
INCASSABLE, SIM CITY, SPLASH MOUNTAIN : LE MONDE COMME QUELQUE CHOSE AUQUEL ON ASSISTE VERSUS LE MONDE COMME QUELQUE CHOSE AUQUEL ON PARTICIPE
2001

 

 


 

INCASSABLE/SIXIÈME SENS : deux films de Night M. Shyamalan, deux histoires de naissance, d'avènement à son propre être, d'acceptation de ce que l'on est. Les personnages interprétés par Bruce Willis finissent par s'accepter et se découvrir tels qu'ils sont vraiment : un mort qui ignorait (ne voulait admettre ?) qu'il était mort dans Sixième Sens, un homme indestructible, qui ne peut pas mourir et dont le destin est désormais de combattre le mal dans Incassable. Ces deux films ne font que raconter le passage d'un état à un autre, la prise de conscience par les personnages de leur vraie réalité. Grâce à un lent processus de maturation, ils accèdent enfin à leur état de réalité : sortir des limbes pour enfin vraiment mourir dans Sixième Sens, accepter la possibilité et la responsabilité d'intervenir sur le réel dans Incassable. Dans ces deux films construits symétriquement, la trame narrative classique du film à héros hollywoodien est bouleversée. Habituellement, une séquence d'introduction, la “genèse”, campe le héros puis la partie la plus importante du film, l'“histoire”, raconte l'affrontement entre méchant et héros pour s'achever par la victoire de ce dernier (on pourrait de ce point de vue opposer à l'Incassable de Shyamalan le Batman de Tim Burton, mais les exemples sont innombrables). Shyamalan ne se contente pas de renverser les proportions entre “genèse” et “histoire”, il opère un véritable étirement de ce qui est a priori considéré comme purement introductif et mineur, pour le transformer en l'élément central de son film : l'“histoire” ne consiste ici qu'à raconter le processus d'avènement ; ce qui l'intéresse, ce qui “fait histoire” n'est rien d'autre que la réalisation, le devenir-réel de son personnage. Il s'agit donc plus d'un décentrement que d'un simple renversement : ce qui aujourd'hui pose question et peut encore faire histoire n'est donc plus “l'aventure” qui arrive au héros, mais plutôt la mise en place de ses possibilités et conditions de réalité. Car tous ces personnages essaient, avec plus ou moins de difficultés, de sortir d'un état de flottement, de devenir RÉELS.

 

SIM CITY : jeu vidéo pour PC créé par Will Wright en 1989 et ayant connu plusieurs versions successives. Malgré les évolutions du graphisme et de la jouabilité, le principe de base reste le même : il s'agit, à l'aide d'une somme d'argent donnée, de bâtir une ville sur un terrain nu. Le joueur doit construire toute l'infrastructure de cette ville : habitat, industrie, réseau de distribution d'eau et d'énergie, commerce, loisir, service…, ce qui conditionne l'attrait que la ville exerce sur d'éventuels habitants, commerçants et industriels, lesquels lui rapportent des revenus sous forme d'impôts et de taxes. Selon les actions du joueur, mais surtout selon des critères pré-définis et non paramétrables, la ville se développe et croît ou bien dépérit et meurt. Rapidement, le joueur comprend que, pour qu'une partie dure, celui-ci doit impérativement calquer sa manière de jouer sur les règles de fonctionnement économique et urbanistique libérales. Un des principes remarquables de Sim City, et qui participe certainement pour beaucoup de son immense succès, est qu'il n'y a pas de but final à atteindre, pas de dernier tableau, pas de boss ultime à abattre. Le jeu est virtuellement infini, répondant à la logique d'une croissance obligatoire (Grossis ou Meurs !) et repoussant toujours plus loin les frontières tant physique que temporelle du développement. Il s'agit donc d'un jeu où il n'est en fait pas tant question d'un monde à inventer, que d'un modèle à suivre, d'une vision du monde storyboardée à laquelle il faut se conformer pour avoir le droit de continuer à exister (pour que le jeu continue), d'une intégration (ou d'un renforcement) par le jeu des fondements du libéralisme. Sim City : non pas proposer ou expérimenter mais coller au plus près du modèle dominant, présenté comme le seul viable. Une représentation du réel édulcorée, surtout pas une réflexion sur ce que pourrait être le monde. Sur le même principe existent, entre autres Railroad Tycoon (devenez magnat du rail), Theme Hospital (la santé comme affaire de gestion et de marché) ou Theme Park (gérez votre Disneyland à vous). Forts de leur succès, les concepteurs de Sim City ont récemment créé les Sim's où ce qui était vrai pour la ville s'applique aux humains : il n'est possible de jouer que si l'on se conforme au modèle de vie middle-class WASP politiquement correct américain. Même si ce genre de jeu de simulation laisse toujours la possibilité de délibérément “mal” jouer et de voir ce que l'on a patiemment construit s'effondrer très rapidement (sensation comparable à la jouissance de la destruction finale d'un château de sable, ce pour quoi ils sont peut-être en fin de compte réellement construits), il n'en demeure pas moins qu'avec Sim City la règle intrinsèque et primordiale est : conforme-toi, accepte et répète, ou tu perdras. Alors, est-il possible d'inventer un ?-City non idéologique et non dialectique ? Et si oui, qui s'en chargera ? Des artistes ? Qui inventera un ?-City dans lequel il ne s'agira plus d'avaliser un modèle mais plutôt d'inventer des espaces et des relations autres ? Aparté paranoïaque : si nous modelons les Sim’s, dans le jeu vidéo éponyme, si nous décidons de leurs actions et de leurs comportements, qui décide donc des nôtres ? Qui scénarise nos vies ?

 

SPLASH MOUNTAIN : on peut trouver dans les parcs d'attraction des versions actualisées et scénarisées du manège autrefois appelé Montagnes Russes. Un des plus célèbres est sans aucun doute le Splash Mountain, présent dans les différents parcs Disney du monde, et dans lequel, installé dans de faux rondins de bois évidés, on dévale une rivière artificielle qui traverse un décor de montagnes et de grottes. Des appareils photos sont installés le long du parcours afin de proposer aux clients un cliché d'eux dès la descente du manège. Des habitués, ayant fini par repérer les emplacements des appareils photos, soulèvent leur T-shirt à cet endroit précis, dévoilant du même coup leur poitrine. Il serait plus juste d'écrire habituées puisqu'il s'agit quasi exclusivement de femmes, parfois aidées par l'homme placé derrière elles. Certaines photos prises durant la descente de ce manège montrent donc une femme, généralement hilare, à la première place du “rondin”, les bras levés et les seins à l'air. Ce type de photos, ne correspondant absolument pas à l'image que la société Disney veut donner de ses parcs, sont interceptées par un employé et ne sont donc proposées ni à la vue ni à la vente. Certains des employés ont néanmoins gardé ces images, propriétés de la société Disney, et les ont faites circuler sur l’Internet (voir par exemple le site www.flashmountain.com), ce qui offre une possibilité à quelqu'un d'étranger aux parcs Disney de les observer. Quand on connaît les rapports ambigus que les états-uniens entretiennent avec leur corps, mélange d'hyper pudeur et d'hyper exhibitionnisme, quand on sait l'importance de l'industrie des loisirs en général, et de la compagnie Disney en particulier, quand on sait enfin l'omniprésence et la puissance des images dans ce pays et leur impact sur le reste du monde, on peut souhaiter réfléchir à la nature et à l'effectivité d'images de ce type. La question principale que me semblent poser ces images est la suivante : peut-on dévier, glisser hors du scénario préétabli et immuable qui régit ces parcs ou bien, dit autrement, est-il possible d'inventer sa propre histoire à l'intérieur de l'histoire “J'attends une demi-heure – je fais un tour de manège – j'achète une photo de moi en train de hurler pendant la descente” ? (La question accessoire (?) serait : “Qui a envie d'inventer sa propre histoire plutôt que de se laisser guider par les rails du manège ?”). Apparemment il semble que oui, il semble qu'il soit possible de légèrement et ludiquement dévier, et que cet écart gêne suffisamment les organisateurs pour qu'ils décident de le rendre invisible. Apparemment ces femmes exultent, prennent du plaisir à provoquer celui qui est derrière la caméra tout en satisfaisant une part d'exhibitionnisme mais, cette attitude étant essentiellement de l’ordre du jeu, il serait stupide et inopportun de prêter à ces femmes des intentions autres que celle de s'amuser. On peut s'accorder à dire que ces images ne sont QUE ludiques et que ce n'est pas une hypothétique fonction critique, inexistante puisque à l'évidence non pensée et non revendiquée, qui amène Disney à leur ôter toute visibilité. Cela signifie tout simplement que ce léger détournement, bien qu'apparemment exclu, est en fait intégré dans la logique “d'entertainment” du parc, puisque les auteurs de ces images ne font en fin de compte rien d'autre que s'amuser, allant peut-être juste un peu plus loin que ce que Disney aurait prévu comme degré de délectation régressive à se laisser guider dans une peur/joie contrôlée. Pseudo moment de liberté “spectaculairement intégré”, acte sans autre conséquence qu'un bref stimulus narcissique, ce qui apparaît de prime abord comme hors norme est en fait dans la norme. Si donc, à l'évidence, il n'y a pas chez ces personnes de volonté critique du mode de production de ces images, du contexte dans lequel elles sont faites, de leur destination et de leur inscription dans un espace marchand, et si cela au fond n'est pas forcément à déplorer, il n'en est pas ou ne devrait pas en être de même dans le cas d'images produites par des artistes.

 

Car il en est, mutatis mutandis, de certains artistes comme de ces femmes. Translation : remplacer “Disneyland” par “Musée”, ou plus largement par “Lieu de monstration d’art contemporain”, remplacer “montrer ses seins à la caméra tout en sachant que l'image sera occultée” par “proposer une œuvre délibérément provocatrice, prétendument critique en espérant juste que le scandale qu'elle suscite fera parler d'elle”. Dans le cas d'artistes, le cynisme a remplacé la naïveté, le coup marketing l'aspect purement ludique, mais dans les deux cas, l'inefficacité critique reste la même. Et ces formes pseudo-provocantes et pseudo-critiques ne sont que la face “sombre” d’un même modèle artistique actuel qui, pour son côté “léger”, propose un art jeuniste, sympa et inoffensif, se complaisant dans la nostalgie formelle et générationelle, dans la resucée des formes du Pop Art, dans la citation inconséquente des codes culturels dominants, et lui aussi tout autant exempt de toute portée critique. Ces artistes qui prétendent critiquer l'image spectaculaire ou l'institution muséale, voire les deux, ne font en fait qu'entériner un système se nourrissant de sa pseudo-critique (et même la recherchant), activement relayés et encouragés en cela par certains journalistes, curateurs, galeristes, critiques, collectionneurs et officines de courtages/ventes aux enchères, dans le but essentiel (unique ?) de faire grimper leur cote et leur notoriété et de spéculer financièrement. Alors comment sortir de ce dilemme, de cette contradiction apparemment insoluble de l'artiste croyant/prétendant critiquer de l'intérieur un système qui de toute manière englobe et digère la critique ? (Les tentatives ou les cas avérés de censure des expositions de Paul McCarthy à Angoulême, de Gloria Friedmann à Toulon ou de Présumés Innocents à Bordeaux, aussi graves puissent-ils être pour les artistes et organisateurs directement concernés, ne me semblent pas du tout être dûs au retour d’un quelconque ordre moral, mais juste être des épiphénomènes semblables à ceux qui font, par exemple, descendre dans la rue des manifestants anti-PACS : restes rassis, soubresauts d'aveugles, infiniment moins dangereux dans le fond que l'acceptation de pseudo-critiques.) Certainement pas comme le proposaient dogmatiquement les Situationnistes par un retrait pur et simple, par un refus de produire quoi que ce soit d'échangeable au niveau marchand. Contrairement à ce qu'ils posaient avec leur théorie de la “réalisation de l'art”, l'art ne peut être égal à la vie même, l'art ne peut être fait par tous, tout simplement parce que ce qu'il met en jeu, même si on peut le déplorer, n'intéresse qu'une partie infime de l'humanité. Encore moins en fabriquant des “objets” qui esquiveraient cette question, par un détachement ou un isolement du monde, si l'on s'accorde à penser qu'une œuvre d'art se doit d'interroger ses conditions de réalisation et problématiser son insertion dans le réel. Alors au lieu de dénoncer, de critiquer frontalement, de donner des leçons, peut-être essayer de proposer des imaginaires qui restent irrésolus, qui ne posent pas l'artiste en détenteur d'une vérité ou d'un savoir, mais qui mettent le spectateur en position de faire, de prendre des décisions, des directions, de ne pas forcément adhérer totalement à l'œuvre. Exagérer les phénomènes et les structures de conditionnements, d'exercice des pouvoirs et d'ordonnancement de la vie afin d'interroger leur nature, leur mode d'action et surtout, ce qui me semble le plus important parce que le moins facilement admis, afin d’interroger le très fort désir présent en chacun de nous que de tels mécanismes existent. Proposer des modes de fonctionnements d'œuvres qui permettent au spectateur de réévaluer sa place et son rôle, mettant en avant la séduction de l'emprise et le désir de contrôle (de contrôler mais surtout d'ÊTRE contrôlé), voilà ce qui me semble être une des possibilités de produire un imaginaire réformiste, critique bien qu'empreint d'auto-défiance.

 

 


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TROUBLE 1, 2002

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