ALAIN GUIRAUDIE – JEAN-PIERRE REHM
ENTRETIEN
RÉALISÉ LE 20 OCTOBRE 2001
Alain Guiraudie : Je pense que le cinéma est quelque part entre rêve et réalité, entre comédie et tragédie, entre cinéma naturaliste et cinéma de genre, entre le mythique et le quotidien le plus trivial et le plus triste. Ce sont les angles d'attaque qui posent problème. Alors soit j'ai de la chance, je pars directement ailleurs et j’y réinjecte ensuite du réel et du social comme dans Du Soleil pour les gueux, soit je pars du quotidien pour atteindre au mythique, même si Ce vieux rêve qui bouge reste très calme là-dessus. Le prochain film que je prépare se trouve plus sur ce terrain-là. Je pars d'un fait divers et le rêve viendra éclairer la réalité, voire même la pervertir. Je retrouve le cinéma de genre, avec des bandits et des recettes qui ont à voir avec Hollywood.
Jean-Pierre Rehm : Pouvez-vous nous donner des précisions sur l'économie de production de vos deux derniers films, Du Soleil pour les gueux (2000) et Ce vieux rêve qui bouge (2001) ?
AG : Les deux films sont assez différents. Pour le premier, Du Soleil pour les gueux, je suis parti bille en tête : j'en avais assez de faire des courts-métrages de quinze minutes et j'avais décidé de passer le cap de la demi-heure. Mais il y avait très peu d’argent : je jouais dans le film, on était maximum une dizaine à table sur le Larzac, y compris avec les cantinières, à dormir dans un gîte à trois par chambre ou sous la tente, dans une ambiance très folklorique. Le second, Ce vieux rêve qui bouge, a profité d'une vraie production : tout en restant dans l'économie du court-métrage, je suis arrivé à me permettre la durée du moyen-métrage et les trente minutes du départ sont montées à cinquante. J'avais pensé étirer davantage Du Soleil pour les gueux, jusqu'à quatre-vingt-dix minutes, mais je tombais sur quelque chose qui s'étouffait très vite. Je ne l'ai pas essayé, mais en tout cas je pense qu'il faut être très talentueux pour arriver à faire quelque chose une fois passé l'heure de programme. Ou alors il aurait fallu que je réinjecte d'autres actions, d'autres guerriers, tout ce qui reste hors champ. J'ai pu tourner en 35 mm et j'ai eu le retour d'une production : je ne signais pas les chèques le soir, j'étais beaucoup plus tranquille, à huit heures de travail par jour, dans des cadences professionnelles. Du Soleil pour les gueux représente sept jours de tournage tout compris. Pour situer l'enjeu, on avait dit : “On prépare bien, on travaille avec les comédiens en amont, répétition pendant trois semaines avant et une demi-journée tous les deux jours”. C'était donc un rythme quand même assez intensif pour du cinéma. Par ailleurs, j'avais fait tous mes repérages, et on a tourné sur un petit périmètre : j'ai le sentiment que le film donne l'impression de tourner en rond. Mais ce qui est incroyable là-bas, sur ce causse où on a tourné, c’est qu’il suffit de retourner la caméra pour se trouver ailleurs ; on change de focale, on s'avance de cent mètres et c'est autre chose. Il m'est arrivé de faire faire à l'équipe deux cent mètres à pied, je me demande pourquoi : à l'image, ce n'est pas si payant que ça. Pour Ce vieux rêve qui bouge, il y a eu onze jours de tournage. L’unité de lieu permet l’unité de point de vue et on peut tenir cette unité de lieu sur cinquante minutes. Le choix du moyen-métrage m'a été imposé par des contraintes économiques, c'est le meilleur moyen que j'aie trouvé pour fonctionner en économie de court. Et pour, dans ce cadre, étirer mon propos, dépasser la demi-heure fatidique, et y mettre tout ce que j'ai à dire.
JPR : Pour Ce vieux rêve qui bouge, peut-être est-ce cette économie qui entraîne la théâtralité des dialogues, le fait que l'action soit statique et se résume à des gestes simples. Tous ces personnages font figure sur un fond désolé. Et pourtant il ne s'agit pas d'un choix sociologique, ce n'est pas présenté comme l'envers du décor, le contre champ de la réussite. C’est davantage un geste abstrait, qui arrache quelque chose à un contexte et à son risque du pittoresque.
AG : Oui, on est dans des territoires oubliés. Le décor de Ce vieux rêve qui bouge est la partie aciérie, désaffectée, d'une usine qui continue de fonctionner. Ils sont aujourd'hui 300 là où il y avait 3000 ouvriers entre les deux guerres. On se trouve dans un territoire désolé, mais j'aime bien parler de ça, de la France qui perd. J'ai été très agacé par ces histoires de gagnants. J'ai traversé les années 1980, les années du changement social où l'on est passé des grandes utopies collectives qui portaient des valeurs progressistes, à cette France des gagnants où l'on nous a fait l'apologie de Bernard Tapie. Je tiens à parler de la France perdue, loin des grands centres économiques et culturels. Mais il ne faut pas rester dans l'anecdote. Si on veut tendre vers l'universel, on est obligé de dépasser ce cadre étriqué. Le cinéma commence là où s'arrêtent le politique et le social. D’où mon fort attachement au théâtre : je suis davantage venu au cinéma par Brecht que par Bresson. Le côté épique de Brecht, que je retrouve moins chez Bresson, m'a toujours beaucoup plu et je trouve Brecht plus drôle que Bresson. Sans doute son côté marxiste m'intéresse-t-il aussi davantage. Pour le choix du Larzac par exemple, ça m'intéressait d'être dans un endroit où il n'y a rien, où tout est possible comme une espèce de grande scène de théâtre : la plus grande scène de théâtre du monde.
JPR : J'avais vu ça comme une façon d'avoir Hollywood, comme vous disiez, mais en hors champ : on gagne sur les deux terrains. Ça coûte cher et c'est bien de l'avoir, alors on le met en hors champ.
AG : Je trouvais très intéressant de jouer sur le hors champ, toujours motivé par la faible économie du film. Même si j'avais eu beaucoup d'argent, ça ne m'aurait en aucun cas intéressé de montrer certains personnages qui sont seulement évoqués dans le film, comme Rixo Lovodone, Chaouch Malines… Je trouve important d'avoir des cadres où on voit très loin et où en même temps, on évoque des personnages qu'on ne voit jamais. Les “ounailles”, ces animaux dont les personnages parlent sans cesse dans Du Soleil pour les gueux, ont à voir avec le théâtre et son hors champ. J'ai toujours raffolé de ces moments dans la tragédie grecque où le messager arrive à la fin pour raconter la grande bataille où tout le monde s'est égorgé alors qu'ils sont trois sur scène. Dans ce sens, j'ai fait Ce vieux rêve qui bouge contre Du Soleil pour les gueux. J'ai radicalisé le principe théâtral. Dans Du Soleil pour les gueux, il y a beaucoup de caméras portées, de panoramiques, alors que pour le second, j'ai décidé d’accentuer le principe théâtral : le cadre est posé, et les choses sont posées dans ce cadre.
JPR : Dans ce cadre alors, quelles choses ? Des histoires sociales ? Amoureuses ? Homosexuelles ? De transmission ?
AG : On dépasse le simple cadre de l'homosexualité ou de l'hétérosexualité. Pour moi, il s'agit de l'utopie et du fantasme. Dans Du Soleil pour les gueux, il est vraiment question de l'ailleurs, de l'autre. Je parle toujours de l'autre désiré, celui qu'on a toujours dans le coin de sa tête… Dans Ce vieux rêve qui bouge, il y a une idée de la transmission, y compris d'un point de vue assez trivial. J'ai voulu parler de ce moment de mutation sociale, notamment de ce qui s'est passé entre mes parents et moi, par rapport au travail notamment. Mes parents étaient habitués à travailler et n'auraient jamais imaginé les choses autrement. Moi, mon frère, mes copains, on s'est retrouvé à passer des périodes de près d'un an au chômage, et ça ne nous déplaisait pas. Nos parents ont un attachement au lieu de travail. Ça aussi, c'était important. Cela a davantage à voir avec un terme que j'aime beaucoup : l’idée utopique de la grande com-munauté de l'espèce humaine. Comment, littéralement, fait-on Du Soleil pour les gueux ? Comment est-ce qu'on fait pour dépasser le cadre étroit de notre Occident chrétien qui vit dans son confort, et un tiers-monde qui a d'autres références et auquel, mine de rien, on cherche à appliquer nos propres références, notre démocratie, nos valeurs, comme si c'était le bien suprême ? Autant je trouve important que, socialement, on continue à tenir la route, à se battre pour la réduction du temps de travail, pour l'amélioration des conditions de vie, autant, quand on est face à ces gens-là, qu'est-ce qu'on fait ? Je parle du monde ouvrier, des pauvres, de la paysannerie d'ici ou d'ailleurs comme porteurs de cette utopie-là. Ensuite, je pense que le terrain sur lequel on se retrouve, et ce n'est pas une grande nouveauté, c'est l'amour. J'ai autant bâti Ce vieux rêve qui bouge contre ce que je voyais de la représentation du monde ouvrier que contre la représentation stéréotypée de l'homosexuel. À travers les costumes, le casting, y compris mon scénario, je me suis dit qu'il fallait à tout prix y aller gaiement. Je souhaitais partir d'une base reconnaissable puis casser ce côté documentaire. J'avais écrit, au début, une description de l'usine fidèle à l’aciérie telle que je l'avais connue, avec les soudeurs, les meuliers ; mais quelque chose de documenté n'atteint pas forcément la valeur documentaire. Cela m’intéressait de commencer comme Ressources Humaines, de Laurent Cantet, mais en injectant des éléments imaginaires qui ont à voir, pour le coup, avec Du Soleil pour les gueux : la “machine à redouble”, le “gallonnage”…, mais de façon plus subtile, que ça fasse vrai sans l'être pour autant. Les fermetures d'usine, j'ai vécu ça en tant que membre du parti communiste, de la CGT, à une période où j'étais ouvriériste ; mais tout ouvriériste que j'étais, je ne rêvais pas de redescendre au fond de la mine. Et puis les ouvriers ne se sont pas battus. Alors j’ai voulu rompre avec la logique des masses. Voilà, c'était des individus et finalement, tout ça restait assez moribond. Les enjeux étaient peut-être aussi ailleurs. Je suis très intéressé par les questions de travail, mais j'ai remarqué en refaisant un petit tour de ce que j'avais fait, qu'on ne voit jamais des gens travailler, et même quand ils le font, ils brassent de l'air.
JPR : Et le patron ?
AG : Ce personnage se situe moins du côté du patron que de celui du contremaître. Même un cadre supérieur a plus à voir avec lui. C'est aussi une idée de casting qui allait contre le scénario dans lequel il était représenté comme un bel homme, la cinquantaine, les tempes grisonnantes, cadre supérieur, un accent peu prononcé, dissocié des ouvriers. À quinze jours du tournage, j'ai choisi un comédien qui, au départ, devait jouer un ouvrier, histoire d'arrêter d'avoir des homosexuels beaux, propres sur eux, cultivés. Le casting mêle comédiens, non comédiens, comédiens amateurs, des non professionnels de Paris, des professionnels d'Albi. Il y a un carrossier, un chanteur lyrique, un baryton belge (le vieux costaud). Je tiens à faire des films dans le Sud-Ouest, à parler de ce qui se passe là-bas, mais je tiens à ce qu’il y ait des accents de partout.
JPR : Il me semble que le film est animé par un principe d'équivalence généralisé, “travailler = ne pas travailler”, “désirer = ne pas désirer”, etc. Mais quelque chose bute dans cette proposition, c'est le fait qu'il n'y ait aucune femme à l'écran.
AG : Il y a une femme qui donne à manger aux hommes, à la fin, pour la garden-party. Mais elle est loin et elle sert à manger, c'est la comptable qui est venue au pot de l'usine.
JPR : Mais elle ne parle pas ?
AG : Non, elle n'est même pas dans la chanson de la fin. On ne l'a même pas prise pour chanter avec nous. Non, c'est une affaire d’hommes, un film d'hommes. Pour montrer les femmes, il fallait sortir de l'usine.
JPR : Il y a des femmes dans les usines.
AG : Oui, c'est vrai. C’est vrai que je n'ai pas forcément pris le temps d'y réfléchir. C'est vrai qu'il y avait des femmes dans les usines et même sur les chantiers de production, surtout ces derniers temps. Peut-être que je suis un macho et qu'il y a quelque chose qui me choque à voir une femme travailler dans un univers d'hommes. Autant dans Du Soleil pour les gueux, c'était vraiment bien que je puisse mettre tous mes questionnements dans la bouche d'une jeune femme, autant là, c'était mon histoire d'hommes. Je me suis attaché à ce que l'homosexualité ne soit pas une question en soi, que la chose ne soit pas évidente. Ce qui me plaît, ce sont les affaires de désir, que ça marche ou pas. Qu'est-ce qui fait qu'untel aime untel, qui ne l’aime pas mais en aime un autre, etc. J'en reviens à votre histoire “désirer = ne pas désirer”. À mon avis, la satisfaction ou l'insatisfaction est la même, que la chose se fasse ou pas. Dans Du Soleil pour les gueux, la jeune fille est autant embarrassée après avoir baisé avec le berger que les deux autres personnages qui ne feront rien ensemble. De même, dans Ce vieux rêve qui bouge, j'ai évacué le débat social et les enjeux de classe, tout le débat social sur le maintien de l'activité : de toute manière l'usine ferme et puis c'est fini. Il me semble que maintenant, on en est au moment où on peut dépasser cette question d'homosexualité. Il ne suffit plus de mettre deux hommes ensemble pour que ça fasse un film pertinent. Peut-être le temps est-il venu de parler des affaires entre hommes, comme on parle des affaires entre homme et femme. J'ai aussi fait ce film pour rappeler que ça existe aussi dans le monde ouvrier.
JPR : Une des singularités du film tient, me semble-t-il, à ce qu'aucun personnage ne se réduit à un rôle ou à une fonction. Les choses se promènent, et l’espace chômé de cette usine qui va fermer est l'occasion de parler du fait que le cinéma n'est pas voué à nous identifier à des fonctions, à des rôles. Autrement dit, c'est un film sans propriétaire. Le patron n'est en aucune façon le propriétaire des lieux ; à rebours, les ouvriers ne souhaitent pas être propriétaires. Il n'y a qu'un seul personnage qui veut être un peu propriétaire de quelque chose, d'une grosse voiture, et tout le monde se moque de lui. Du coup, personne n'est propriétaire de rien, pas plus de l'homosexualité que de son désir.
AG : Oui tout à fait, sans propriétaire. C'est vraiment le premier film où j'ai réalisé cette idée de distanciation. Dans ma note d'intention au CNC, je parlais d'un film qui laissait la part belle au regard et au non-dit, avec des gros plans, l’ensemble très découpé. Et je me suis aperçu, en commençant à découper le film ou en travaillant avec les comédiens que non, il ne fallait pas aller chercher les regards. Je comptais filmer d'abord le regard de l'un, puis, au montage, mettre en parallèle le regard de l'autre pour bien montrer qu'ils se regardent et que quelque chose se passe. Là, j'ai découvert qu’on pouvait faire se regarder deux personnes à dix mètres, peut être même à vingt mètres de nous. Je pense que je vais expérimenter dans ce sens. Là, je pense que mon cinéma a à voir avec le théâtre. Et le spectateur fait ce qu'il veut de ces regards qui se passent au loin. C'est vraiment dans ce film que j'ai commencé à intégrer cette distance présente dans le cadre. J'ai vraiment affirmé ma rupture avec la logique du champ-contre-champ.
JPR : Cette question de la distance, on la retrouve dans votre traitement du travail et de l’amour. Parce que le travail c'était aussi bien, comme dit “Saint Jean-Luc”, le travail de l'amour que le travail de l'usine. À la différence près que lui croit encore savoir ce que c'est que le travail, et dit qu’on ne sait tout simplement pas le regarder. Vous, vous filmez le travail comme un souvenir. Donc, à partir de là, comment est-ce qu’on travaille avec l'idée du travail comme souvenir ? J'ai été frappé par deux choses : un aspect un peu ancien, celui d’une France des années 1950, de la France d'une certaine province dans Ce vieux rêve qui bouge, ou de la campagne dans Du Soleil pour les gueux, et d'un autre côté, une question tout à fait contemporaine qui est : comment travaille-t-on une fois que le travail est mort ? Une fois qu'on sait qu'il n'y a plus de différence entre être au chômage et travailler. Il faut pourtant bien qu'on vive, qu'on continue à aimer, qu'on continue à faire un certain nombre de gestes qui ressemblent au travail…
AG : Cela faisait un moment que je creusais cette question : comment mettre en rapport le travail, ou le non-travail, et ces affaires amoureuses ? C’est du domaine du crépusculaire, et là, je sentais que je touchais quelque chose. J'ai d’abord mené de front séparément ces deux projets : je voulais faire quelque chose sur l'homosexualité en usine, et je voulais traiter aussi de la fin des usines. Mais je n'y suis pas arrivé, je tombais dans le politiquement correct. La bonne idée a été de mettre ces deux sujets en rapport. Après, il y a toute l'absurdité et le burlesque qui en découlent, qui n’existaient pas dans ces projets isolés. J'avais aussi envie de mettre en rapport le droit de grève et le droit au rêve. Dans ce sens, j'ai décidé de ne pas faire la cantine à l'intérieur du bâtiment, mais sous des parasols au fond de la cour de l'usine. Ça ne figurait pas du tout dans le scénario, et ça a fait faire un bond en avant au film. On va vraiment vers tout autre chose.
JPR : Quelle place faites-vous aux histoires de génération : le vieux berger dans Du Soleil pour les gueux et le vieil ouvrier dans Ce vieux rêve qui bouge. Pourquoi ces présences d'hommes âgés ?
AG : J'aime beaucoup les vieux et je ne tiens pas trop à en faire des sages. J'aime aller à la rencontre des vieux, pas forcément pour apprendre, mais je pense que c'est bien de savoir d'où on vient pour savoir où on va. Cela s'est toujours imposé naturellement. Dans Du Soleil pour les gueux, le vieux berger est un personnage abattu et résigné. Un premier comédien avait commencé à camper un vieux sage, j'ai arrêté là, il ne voulait pas comprendre qu'un vieux berger est tout sauf un vieux sage. Et dans les histoires homosexuelles, les vieux sont à la recherche des jeunes. C’est l'envie de retrouver sa jeunesse, un refus de mourir, un reste d'adolescence. Et les jeunes cherchent des vieux aussi. Sans tomber dans la psychanalyse de bas étage, à part Fassbinder qui a mis une femme blanche âgée avec un jeune turc vigoureux, je vois très peu ce type de couple au cinéma, ces couples mal assortis. Et je tenais à ce que cela y figure, même si la jeune comédienne qui joue Nathalie Sanchez n'a jamais compris pourquoi cette jeune fille avait envie du vieux berger. Dans Ce vieux rêve qui bouge, c'est important, ce vieux qui raconte ses trente ans d'usine, qui ne sait pas comment il a fait, etc. Sans qu'on se dise, “Ha ! Le pauvre…”. Il a vécu sa vie d'homosexuel, comme beaucoup d'autres, avec sa femme à la maison. Concernant le discours autour du travail, ma génération a vécu une période charnière. Nous sommes la génération qui a commencé à connaître la fin du plein emploi, et c’est pourquoi il me fallait un écart de génération. Et puis il faut éviter de tomber dans des films jeunes. Dans les années 1980, j'ai senti beaucoup de résignation chez les vieux prolétaires et même chez les paysans. Le monde paysan a toujours été résigné dans l'ère moderne et commence à se rebeller depuis peu. Dans le prochain film sur lequel je travaille, vous n'avez pas fini avec cette question : il y a toujours le vieux, avec de la résignation, qui vit dans un village en ruines, et de temps en temps il remet une pierre sur un mur. Ça rejoint l'absurdité du geste de l’ouvrier qui prend une barre de fer dans un tas pour en remettre une autre. Ça ne sert strictement à rien, mais faire et défaire, c'est toujours travailler. On tournera en Aveyron, à Tarbes, dans les Pyrénées-Orientales et dans les Landes. Il y aura beaucoup de décors, et de nombreux personnages hauts en couleurs, une mafia locale avec borsalino qui s'affronte autour d'un obscur trafic de drogue : le décor unique, c'est fini, et je franchis la barre de l'heure.